mercredi 4 août 2010

Typographical fixity

La présentation par Johannes Frimmel d’un projet prometteur de topographie du livre depuis le XVIIIe siècle dans l’ancienne géographie politique de l’Europe centrale (il s’agit à peu près des territoires soumis aux Habsbourg) s’ouvre par quelques lignes d’historiographie (réf. bibliogr. infra). La théorie avait en effet été développée, selon laquelle la «fixité typographique» acquise avec Gutenberg induirait la modernité, notamment parce qu’elle aurait entraîné le développement de l’édition dans les différentes langues vernaculaires. Ce bref rappel, inspiré à Johannes Frimmel par la lecture de Imagined communities de Benedict Anderson (2e éd., Londres, 1991), suggère certaines remarques, dont nous livrons ici quelques-unes.
Dire que la formule de «typographical fixity» proposée en son temps par Madame Elisabeth Eisenstein correspond à un concept est probablement excessif, dans la mesure où elle reste à contextualiser, comme c’est en général le cas en histoire. Mais surtout: que la typographie induise une «fixité» du texte plus grande que ne le fait le manuscrit, la chose est évidente. Le fait que l’imprimé apparaisse très vite comme un produit standardisé et manufacturé induit d’une certaine manière la représentation du texte reproduit en tant qu’entité fixe et intangible.
D’autres éléments viennent renforcer cette tendance: ainsi, l’économie nouvelle qui est celle de la branche des industries polygraphiques déplace-t-elle fondamentalement la position de l’auteur (voir les actes du colloque «L’écrivain et l’imprimeur», tenu au Mans en 2009, actes en cours de publication aux Pr. univ. de Rennes). L’auteur s’identifiera désormais comme la figure pratiquement éternelle du seul créateur du texte. D’une manière globale, l’essor de la typographie s’accompagne d’ailleurs de la généralisation de la désignation des textes par le double indicateur de l’auteur et du titre, ce qui n’était absolument pas le cas dans l’économie du manuscrit.
Dans le même temps cependant, le rôle de l’auteur est relativisé, notamment parce que l’essor de la typographie introduit dans le «système livre» des acteurs en effet modernes, à commencer par le libraire (libraire de fonds) et l’imprimeur, mais aussi les auteurs secondaires, les traducteurs, etc. Il y aurait encore, dans cette même perspective, bien des choses à dire sur la fixation de la catégorie de texte, voire sur celle d’«édition»: de sorte la fameuse «fixité typographique» relèverait de l’ordre de la représentation plus que de la réalité. Mais peu importe. Il nous semble bien probable qu’elle a effectivement fonctionné comme l’une des conditions de l’essor d’une littérature en vernaculaire.
Au-delà de l’évidence immédiate, le lien est pourtant plus complexe qu’il n’y paraît, comme le suggèrent quelques observations simples. D’abord, le statut des langues vernaculaires européennes en tant que langues littéraires est éminemment divers, l’italien ayant à cet égard une position remarquable, tandis que la dignité du français lui vient de la politique impulsée précocement par la monarchie dans le domaine de l’écriture et de la traduction (à partir de Charles V).
D’autre part, un changement majeur introduit dans le champ littéraire par l’essor de la typographie en caractères mobiles porte sur le fait que les logiques économico-financières prennent désormais une place croissante. Nous avons émis l’hypothèse (dans un article publié en 2008) selon laquelle l’essor des langues vernaculaires en tant que langues d’édition à compter des dernières décennies du XVe siècle était d'abord à relier à la crise de surproduction qui marque la décennie 1470, et à l’adoption progressive, qui en découle, de ce que l’on appelle l’innovation de produit. Le marché du public traditionnel (les hommes d'Église et les universitaires au premier rang) est saturé par la nouvelle production imprimée, et il convient donc de proposer de nouveaux produits (d'autres textes, sous une forme matérielle améliorée) susceptibles d'attirer un autre public et d'assurer le développement de la branche.
Mais nous reviendrons sur ces questions, ainsi que sur le projet proprement exposé par Johannes Frimmel, et qui est à l’origine du présent billet…

Johannes Frimmel, «Pour une histoire du livre dans l’Empire austro-hongrois», dans 2000. The European Journal, XI, 1er juin 2010 (également sur Internet).
Frédéric Barbier, «Gutenberg et la naissance de l'auteur», dans Gutenberg Jahrbuch, 83 (2008), p. 109-127, ill.; «L'invention de l'imprimerie et l'économie des langues en Europe au XVe siècle», dans Les Langues imprimées, Genève, Droz, 2008, p. 21-46, ill. («Histoire et civilisation du livre», 4).

Cliché: le Musée de la langue à Czéphalom (Hongrie) (cliché F. Barbier).

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