jeudi 24 mars 2016

À Rome... sur la Moselle: une page de l'histoire européenne et de l'histoire du livre

Nous parlions, dans un billet déjà ancien, de la définition de ce que peut être un «paysage culturel».
Nous voici, à Trèves, dans un environnement historique tout particulièrement lié à l’Antiquité romaine. À hauteur de la ville, la Moselle est franchissable par un gué, sur l’emplacement duquel les Romains lancent un premier pont, en bois, en 17 av. J.-C. –cette date est depuis lors considérée comme marquant la fondation de Trèves. Ville principale de la cité celte des Trevires, Trèves bénéficie de sa position en retrait du limes rhénan, mais au débouché du grand itinéraire conduisant de Rome vers la frontière de Germanie occidentale, par les vallées du Rhône et de la Saône.
Les premiers siècles de notre ère sont tout particulièrement brillants. Le pont de bois est remplacé par un pont de pierre pour partie conservé aujourd’hui (144), et une enceinte quadrangulaire de plus de 6km entoure la ville –la célèbre Porta Nigra est l’une de ses monumentales portes. La localisation stratégique de Trèves explique que, lorsque la pression des Germains se fait de plus en plus sensible, elle soit choisie pour être la ville de résidence de l’empereur romain d’Occident: Constantin († 337) y est régulièrement à compter de 306, et la monumentale «Basilique» que l’on découvre toujours aujourd’hui a été élevée comme la salle du trône de son palais.
De par sa situation géographique au débouché du grand itinéraire de la Méditerranée, Trèves est très tôt christianisée: la population chrétienne s’accroît dès le IIIe siècle, à la tête de laquelle se trouve un évêque, quand l’édit de Milan (313) institue la liberté religieuse dans l’Empire. L’Église des provinces romaines de la rive gauche du Rhin commence à être systématiquement organisée à partir précisément de Constantin, tandis qu’un immense complexe ecclésial s’élève à l’emplacement de l’actuelle cathédrale de Trèves.
La population de Trèves a alors pu culminer à quelque 50 000 habitants, et la ville rassemble, autour de la cour impériale, une pléiade de hauts fonctionnaires et de prélats. Voici Ambrosius, préfet du prétoire des Gaules: son fils, lui aussi prénommé Ambroise, naît à Trèves vers 340, et c’est là qu’il est d’abord formé. Il vient à Rome après la mort de son père, y achève sa formation, et est nommé à la tête de la province d’Émilie-Ligurie à Milan: on sait comment il sera élu évêque de Milan, en 374. Après avoir étudié auprès de Donat à Rome, Jérôme (347-420) vient à Trèves peut-être dans l’espoir d’y commencer une carrière à la cour. Il profite de son séjour pour visiter assidûment la bibliothèque, et pour y copier deux livres d’Hilaire de Poitiers qu’il destinait à son ami Rufin d’Aquilée. C’est à Trèves que, pour la première fois, la tradition du christianisme et de la Bible apparaît dans la vie du futur Père de l’Église.
Parmi les très hauts fonctionnaires et intellectuels qui séjournent plus ou moins longuement à Trèves, il faut citer Ausone (310-393/394), précepteur du fils aîné de l’empereur, en 365. Symmaque (vers 342-402/403) appartient à l’une des familles les plus puissantes de Rome, où son père est préfet de la Ville. Il reçoit une excellente formation, avant que le Sénat ne l’envoie en mission auprès de l’empereur Valentinien, à Trèves, en 369. Ses talents de rhéteur font une très grande impression à la cour.
Rien de surprenant si Trèves apparaît comme l’un des pôles majeurs de la culture et de la civilisation du livre sous le Bas-Empire: la ville accueille des écoles, les archives et la bibliothèque impériales y sont établies, tandis que l’Église aussi possède bientôt ses propres collections de livres. Les grandes villae rurales ont des bibliothèques. Nous connaissons par Merian la reproduction d’une sculpture trouvée près de Neumagen, à proximité immédiate de Trèves, et mettant en scène un lecteur en train de saisir ou de déposer un volumen sur un rayonnage –il s’agit probablement d’une bibliothèque, mais on a aussi évoqué l’hypothèse d’un commerce de livres. Le monument a malheureusement été perdu depuis sa publication.
Une visite au Rheinisches Museum donne l’occasion de découvrir quelques témoignages spectaculaires de la richesse de la civilisation écrite à Trèves aux premiers siècles de notre ère. Il s’agira de témoignages épigraphiques, mais aussi de matériel d’écriture (encriers, stylets, etc.). Mais voici surtout des pièces aussi exceptionnelles que le célèbre bas-relief représentant une scène d’école à la fin du IIe siècle. Au centre, le maître donne son enseignement, les deux jeunes gens assis de part et d’autre déroulent chacun un volumen, tandis qu’un troisième, peut-être plus jeune, les salue en sortant de la pièce.
Terminons avec la mosaïque mettant en scène la muse Euterpe expliquant à un élève, Agnis, l’art de se servir de la flûte (milieu du IIIe siècle). Notre attention est tout particulièrement attirée par la présence du panier à couvercle, posé par terre: il s’agit d’une capsa, autrement dit d’un panier dans lequel on rangeait les volumina alignés verticalement –la mosaïque permet de les distinguer très nettement–, pour les transporter plus commodément.
Comme on pouvait s’y attendre, la conjoncture devient beaucoup plus médiocre à Trèves après la chute de l’Empire. Les cadres de l’Église sont un temps les seuls à subsister, quand l’arrivée en nombre de Germains non christianisés et non alphabétisés change du tout au tout les conditions de fonctionnement de la vie religieuse et intellectuelle dans la région. On est saisi de vertige quand on prend la mesure de la destruction radicale qui a été celle du patrimoine livresque de l’Antiquité. Avouons-le, à Trèves, les conditions sont particulièrement défavorables: la ville, richissime, est détruite à plusieurs reprises. Par ailleurs, le papyrus se conserve, même si dans des cas exceptionnels, autour de la Méditerranée, au contraire de ce qui se passe sous le climat humide de la région de la Moselle.
Une certaine reprise date du VIIe siècle, lorsque la noblesse d’origine germanique tend à faire le choix du christianisme, que des institutions religieuses nouvelles sont fondées en ville et dans la région, tandis que les premiers missionnaires venus des îles anglo-saxonnes commencent à parcourir le pays. Les monuments les plus anciens aujourd’hui conservés par la Bibliothèque de Trèves remontent précisément à cette époque. Ceux qui n'ont pas la chance de pouvoir visiter le Trésor de la Bibliothèque, alias la présentation permanente d'une centaine de pièces exceptionnelles lui appartenant, pourront s'en faire faire une idée dans la somptueuse (et savante) galerie dans laquelle Michael Embach les a publiés (réf. infra).
Notre billet suivant, sur Trèves et sa région.

Michael Embach, Hundert Highlights. Kostbare Handschriften und Drucke der Stadtbibliothek Trier, Regensburg, Schnell & Steiner, 2013, 231 p., ill.

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