mardi 29 mars 2016

Histoire du livre: le dossier Nicolas de Cues

Nous ne connaissons que très peu de bibliothèques privées des XVe et XVIe siècles qui soient pratiquement conservées en l’état aujourd’hui. À côté de celle de Beatus Rhenanus, aujourd’hui à la Bibliothèque humaniste de Sélestat (mais le bâtiment a disparu), la plus célèbre est la bibliothèque du cardinal Nicolas de Cues, dans sa petite ville natale de Kues (auj. Bernkastel-Kues), sur la Moselle en aval de Trèves.
Né en 1401, Nicolas est le fils d’un négociant et propriétaire de vignobles, Henne (Johann) Kribs, et de sa femme, née Catharina Römer. Ses parents jouissent d'une aisance certaine et sont visiblement attentifs à ce qu’il reçoive une instruction susceptible de l’aider à faire carrière, puisque, après qu’il ait probablement fréquenté l’école latine locale, nous le retrouvons à Deventer, chez les Frères de la Vie Commune, puis à l’université de Heidelberg, où il suit la formation des Arts libéraux, propédeutique aux études supérieures.
Pierre tombale de Clara Kribs, sœur de Nicolas de Cues, † 1473, à Kues (détail)
Une carrière dans l’Église ou dans la haute administration suppose d’être formé en droit, et le jeune homme décide pour ce faire de venir à l’université de Padoue. La découverte de l’Italie est décisive, puisque non seulement il soutient le doctorat en décret (droit canon) (1423), mais il se forme aussi en mathématiques et en astronomie. Il achèvera sa formation par la théologie et la philosophie, à Cologne. Il en profite chaque fois pour écumer les bibliothèques, et sera l’inventeur, à Cologne, du Codex Carolinus du IXe siècle.
À son retour sur la Moselle, il n’a aucune peine à trouver un poste dans l’administration de l’archevêque-électeur de Trèves. Animé par une profonde piété, il souhaite rester dans ce cadre, et refuse à deux reprises l’appel de l’université de Louvain à prendre dans ses murs un poste de professeur.
La carrière de celui que l’on désigne désormais par son lieu de naissance, Nicolas de Cues, est infléchie de manière décisive lorsqu’il est envoyé pour participer au concile de Bâle à partir de 1432, puis qu'il suit le concile à Ferrare en 1437. Cet homme encore relativement jeune, très brillant et d’une profonde piété, est un partisan de la réforme de l’Église, et à ce titre de la supériorité conciliaire (mais en accord avec le pape). Devenu un proche du pape, il poursuivra dès lors une carrière épuisante de prélat et de diplomate voyageant dans une grande partie de l’Europe occidentale, et jusqu’à Constantinople. Fait cardinal au titre de Saint-Pierre aux Liens (1448), puis nommé évêque de Brixen / Bressanone, au Tyrol (Tyrol du sud) (1450), il s’efforce très activement de réformer son diocèse, mais ne pourra en définitive pas se maintenir face à son chapitre, et face l’archiduc Sigismond de Habsbourg. Il décède en 1464 à Todi.
Hôpital Saint-Nicolas à Kues, sur la Moselle
On sait que le cardinal s’est intéressé à l’art nouveau de la typographie, auquel il a très probablement fait appel pour la commande d’une lettre d’indulgences destinée à son diocèse (1452). Mais surtout, sa vie durant, ce prélat sans grande fortune personnelle consacrera une partie importante de ses revenus à des achats d’instruments scientifiques, souvent commandés à des artisans de Nuremberg, et à des achats de livres. Son projet de cœur est celui d’instituer dans sa ville natale une fondation, aussi richement dotée qu'il le pourra, pour accueillir un certain nombre de vieillards nécessiteux: l’acte de fondation de l’Hôpital Saint-Laurent date de 1458 et, à la mort du cardinal, ses instruments et sa bibliothèque lui sont légués et disposés dans une salle près de la chapelle. Lui-même n’a pas donné d’indications sur l’utilisation possible de sa bibliothèque: Suos autem libros omnes dedit et legavit dicto ejus hospitali volens illas [sic] ibidem adduci et reponi.
Les quelque 270 volumes de Nicolas de Cues représentent une collection remarquable par son importance, mais ce sont essentiellement des manuscrits, réalisés souvent sur une commande du cardinal, achetés par lui, ou à lui donnés (il achète 16 manuscrits à Nuremberg en 1444, à l’occasion d’une mission auprès du Reichstag). Le Pontificale Romanum lui a probablement été offert par le pape Nicolas V, tandis que les Œuvres de saint Ambroise portent ses armoiries. La collection possède aussi des textes de philosophie, d’astronomie, etc., outre bien évidemment les œuvres du cardinal lui-même, celles-ci parfois recopiées dans des volumes d’une forme très soignée (par ex. le De Docta ignorantia).
Nous n’y trouvons apparemment qu’un seul titre imprimé, le Catholicon peut-être imprimé par Gutenberg lui-même en 1460, dans un exemplaire sur parchemin: le Catholicon de Balbus est l’une des éditions les plus étudiées par les bibliographes, dans la mesure où il pourrait avoir été réalisé non pas par la typographie en caractères mobiles, mais par un procédé apparenté à la linotypie (en l’occurrence, l’impression par blocs de deux lignes). La plupart des exemplaires ont cependant été tirés sur papier, contre un petit nombre sur parchemin.
La Bibliotheca Cusana
Deux notes, pour conclure sur ce dossier: la carrière de Nicolas de Cues illustre parfaitement les possibilités d’ascension sociale qui sont désormais ouvertes aux jeunes gens ayant reçu une formation universitaire suffisamment poussée. Ce roturier devenu docteur en décret n’aurait pas même pu, faute de naissance, accéder au chapitre cathédral de Trèves, quand sa position de cardinal lui donne de fait le rang de prince. Pour autant, Nicolas de Cues est un esprit d’une très profonde piété: il ne fait carrière ni pour lui, ni pour sa famille, mais léguera tous ses biens à sa fondation de l’Hôpital –le souci du Jugement dernier et de la vie éternelle marque très profondément les esprits du Moyen Âge finissant, et explique en partie l'attente d'une réforme de l'Église, voire d'une réforme de la société (le frère du cardinal, Johann, est d'ailleurs lui-même curé de Saint-Michel à Bernkastel, sur l'autre rive de la Moselle). Enfin, pour cet intellectuel, sa bibliothèque compte parmi ses biens les plus précieux, et il n’hésite pas à engager des dépenses non négligeables non seulement pour l’enrichir, mais aussi, ce qui peut surprendre, pour faire le choix d’exemplaires particulièrement soignés, qui sont d’abord des manuscrits.
Les Œuvres de Nicolas de Cues sont données une première fois à Strasbourg en 1488, puis à Paris, par Lefèvre d’Étaples, en 1514 –ce qui ne saurait être un hasard. Enfin, l’Hôpital Saint-Nicolas continue toujours aujourd’hui à fonctionner dans l’esprit du fondateur, et se finance  en partie par le revenu des vignobles qui lui ont été légués. Il conserve toujours la Bibliotheca Cusana, celle-ci enrichie par les dons qu’elle a reçus au cours des siècles: Nicolas de Cues ne possédait apparemment qu'un incunable, quand la bibliothèque fondée par lui en compte aujourd'hui 132.

Frédéric Barbier, L’Europe de Gutenberg, Paris, Belin, 2006.
Jakob Marx, Verzeichnis der Handschriften Sammlung des Hospital zu Cues bei Bernkastel a./Mosel, Trier, Sebstverlag des Hospital, 1905 (catalogue aussi les incunables).

samedi 26 mars 2016

Géographie historique et transferts culturels au Bas-Empire

La perspective historique permet de mieux comprendre la géographie qui est la nôtre aujourd’hui, et qui se trouve d’abord structurée par la mise en place des frontières. Des espaces qui avaient une unité ancienne se sont souvent trouvés dissociés –on pense par exemple aux «anciens Pays-Bas»–, d’autres ont été soumis à une conjoncture que l’instauration de nouvelles frontières a parfois très profondément infléchie. C’est peu de dire que l’histoire culturelle et l’histoire du livre en ont aussi subi les contrecoups. L’exemple de la vallée de la Moselle en donne une démonstration remarquable. Après l'échec de Varrus, Rome se préoccupe au premier chef de sa frontière à l’encontre de la Germanie, laquelle correspond de fait à une ligne de défense (le limes), suivant les deux vallées du Rhin et du Danube. La fondation de Trèves, à la fin du Ier siècle avant notre ère, répond à cette problématique: nous sommes en pays celte (les Trevires) un petit peu en retrait du limes, donc relativement à l’abri, et au croisement des deux routes essentielles de Reims au coude du Rhin (Bingen / Bingium et surtout Mayence / Mogontiacum), et de Lyon (donc de Méditerranée) à Cologne (Colonia Agrippina). 
Ces axes majeurs de la romanisation correspondent bien sûr à des axes commerciaux, auxquels sont aussi liés des processus comme la pénétration de l’écriture et de l’alphabétisation. La «stèle du cirque», au Musée archéologique de Trèves (vers 215 ap. J.-C.), illustre un thème largement repris dans les arts figuratifs jusqu’à l’époque moderne: il s’agit du lien entre le développement des affaires de finance et de négoce, et la maîtrise de technique d’écriture et de comptabilité. Un des petits côtés de la stèle présente en effet une scène fascinante, où nous voyons les employés apporter au patron ou à son intendant les rentrées d’argent résultant des activités conduites par celui-ci. Les sacs de pièces de monnaie sont déposés sur la table et le patron, registre en mains note le résultat des opérations.
On remarquera qu’il tient un codex, lequel est probablement constitué d’une série de tablettes de cire (ou de bois) réunies par un double lien et servant à prendre des notes avec un stylet. Détail intéressant, un deuxième personnage, debout, tient dans les mains un second codex: il peut s’agir d’un document sur lequel on a noté des opérations intermédiaires, ou d’une pièce tirée des archives comptables et à laquelle on souhaite se reporter. On sait que ces tablettes (caudex) existent à Rome au moins depuis la fin du Ier siècle, mais elles sont utilisés comme supports de documents n’ayant pas de valeur durable, des notes, des comptes, etc. La forme canonique du livre antique reste bien entendu, jusqu’au IVe siècle, celle du volumen, du rouleau, comme un très grand nombre de vestiges archéologiques en fait foi.
Les axes de pénétration sont donc aussi des axes de pénétration de l’écriture, de l’alphabétisation et des transferts culturels de toutes sortes. Le précédent billet présentait la stèle d’un ancien monument funéraire trouvé à Neumagen / Noviomagus, et mettant en scène des élèves avec leur maître (vers 180 ap. J.-C.). Nous sommes dans un milieu très fortuné, dans lequel un précepteur privé a été engagé pour former les trois fils de la maison. Or, on remarquera que le maître porte une barbe, ce qui laisse à penser qu’il s’agit d’un Grec que l’on a fait venir dans la capitale de l’Empire d’Occident. Sur un autre plan, ces voyageurs de Méditerranée orientale permettent aussi à une nouvelle religion de s’implanter plus rapidement, à savoir le christianisme. 
La Table de Peutinger donne le schéma des principaux axes de communication au Bas-Empire (cf supra). Vers le Rhin, la première étape est précisément Neumagen, dont nous avons dit la richesse des vestiges archéologiques. Vers le nord, la route de Trèves à Cologne ne suit pas les grands axes fluviaux –on pourrait imaginer de descendre la Moselle jusqu’à Coblence / Confluentes, et de poursuivre par le Rhin –, mais elle pique à travers une région longtemps laissée à l’écart et oubliée, celle de l’ancien massif volcanique de l’Eifel, par les villes actuelles de Bitburg, Marmagen / Marcomagus et Zülpich (fr. Tolbiac).
L’Eifel est alors profondément romanisé, et sert de grenier à blé non seulement pour les plus grandes villes, Trèves au premier chef (nous avons dit que la population de la ville romaine a peut-être culminé à 50 000 habitants), mais aussi pour les garnisons du limes. Ce sont des activités très variées (on pense par ex. à la construction du gigantesque aqueduc destiné à alimenter Cologne), des voies de communication, des postes de surveillance (Bitburg / Beda) et des relais de courrier, des bourgs actifs, de nombreuses exploitations rurales et des domaines (villae) parfois absolument somptueux (comme à Welschbillig et à Ahrweiler: cf cliché, un domaine rural du Bas-Empire). Un monde où les échanges sont constants, où l’alphabétisation n’est pas rare, et où l’on rencontrera aussi des temples et des églises, des écoles, des livres et des bibliothèques.
Bien évidemment, l’avantage qui était celui d’une position en retrait du limes devient un élément de plus en plus négatif au fur et à mesure que la frontière craque et que le pays est soumis aux vagues successives et aux destructions: les fortifications élevées au IVe siècle témoignent du danger. Après l’écroulement, les Celtes romanisés sont submergés par les Germains, qui ne connaissent pas l’écriture et qui ne sont pas christianisés. À titre d’exemple, la situation favorable d'une petite ville comme Zülpich devient un élément négatif, quand sa position sur de grandes voies de passage en fait un lieu de confrontation: c’est à Zülpich que Clovis écrase les Alamans à la fin du Ve siècle (496), dans une bataille à l’occasion de laquelle il se serait converti au christianisme. La conjoncture ne redeviendra meilleure, dans la région, qu’aux VIIIe-Xe siècles, avec le développement des missions d’évangélisation, avec la fondation de grandes maisons religieuses, et avec la mise en place de l’Empire carolingien autour d’Aix-la-Chapelle.

Billet suivant sur Trèves et sa région

Le voyageur historien remercie grandement les musées qui, comme le superbe Rheinisches Museum de Trèves, autorisent avec la plus grande libéralité de faire des clichés (tous les clichés ci-dessus, sauf celui relatif à la Table de Peutinger, ont été pris au Musée de Trèves).
Bibliographie très générale sur l'histoire du livre: Frédéric Barbier, Histoire du livre en Occident (3e édition rev., corr. et augm. de l'Histoire du livre), Paris, Armand Colin, 2012 (p. 31 et suiv.).

jeudi 24 mars 2016

À Rome... sur la Moselle: une page de l'histoire européenne et de l'histoire du livre

Nous parlions, dans un billet déjà ancien, de la définition de ce que peut être un «paysage culturel».
Nous voici, à Trèves, dans un environnement historique tout particulièrement lié à l’Antiquité romaine. À hauteur de la ville, la Moselle est franchissable par un gué, sur l’emplacement duquel les Romains lancent un premier pont, en bois, en 17 av. J.-C. –cette date est depuis lors considérée comme marquant la fondation de Trèves. Ville principale de la cité celte des Trevires, Trèves bénéficie de sa position en retrait du limes rhénan, mais au débouché du grand itinéraire conduisant de Rome vers la frontière de Germanie occidentale, par les vallées du Rhône et de la Saône.
Les premiers siècles de notre ère sont tout particulièrement brillants. Le pont de bois est remplacé par un pont de pierre pour partie conservé aujourd’hui (144), et une enceinte quadrangulaire de plus de 6km entoure la ville –la célèbre Porta Nigra est l’une de ses monumentales portes. La localisation stratégique de Trèves explique que, lorsque la pression des Germains se fait de plus en plus sensible, elle soit choisie pour être la ville de résidence de l’empereur romain d’Occident: Constantin († 337) y est régulièrement à compter de 306, et la monumentale «Basilique» que l’on découvre toujours aujourd’hui a été élevée comme la salle du trône de son palais.
De par sa situation géographique au débouché du grand itinéraire de la Méditerranée, Trèves est très tôt christianisée: la population chrétienne s’accroît dès le IIIe siècle, à la tête de laquelle se trouve un évêque, quand l’édit de Milan (313) institue la liberté religieuse dans l’Empire. L’Église des provinces romaines de la rive gauche du Rhin commence à être systématiquement organisée à partir précisément de Constantin, tandis qu’un immense complexe ecclésial s’élève à l’emplacement de l’actuelle cathédrale de Trèves.
La population de Trèves a alors pu culminer à quelque 50 000 habitants, et la ville rassemble, autour de la cour impériale, une pléiade de hauts fonctionnaires et de prélats. Voici Ambrosius, préfet du prétoire des Gaules: son fils, lui aussi prénommé Ambroise, naît à Trèves vers 340, et c’est là qu’il est d’abord formé. Il vient à Rome après la mort de son père, y achève sa formation, et est nommé à la tête de la province d’Émilie-Ligurie à Milan: on sait comment il sera élu évêque de Milan, en 374. Après avoir étudié auprès de Donat à Rome, Jérôme (347-420) vient à Trèves peut-être dans l’espoir d’y commencer une carrière à la cour. Il profite de son séjour pour visiter assidûment la bibliothèque, et pour y copier deux livres d’Hilaire de Poitiers qu’il destinait à son ami Rufin d’Aquilée. C’est à Trèves que, pour la première fois, la tradition du christianisme et de la Bible apparaît dans la vie du futur Père de l’Église.
Parmi les très hauts fonctionnaires et intellectuels qui séjournent plus ou moins longuement à Trèves, il faut citer Ausone (310-393/394), précepteur du fils aîné de l’empereur, en 365. Symmaque (vers 342-402/403) appartient à l’une des familles les plus puissantes de Rome, où son père est préfet de la Ville. Il reçoit une excellente formation, avant que le Sénat ne l’envoie en mission auprès de l’empereur Valentinien, à Trèves, en 369. Ses talents de rhéteur font une très grande impression à la cour.
Rien de surprenant si Trèves apparaît comme l’un des pôles majeurs de la culture et de la civilisation du livre sous le Bas-Empire: la ville accueille des écoles, les archives et la bibliothèque impériales y sont établies, tandis que l’Église aussi possède bientôt ses propres collections de livres. Les grandes villae rurales ont des bibliothèques. Nous connaissons par Merian la reproduction d’une sculpture trouvée près de Neumagen, à proximité immédiate de Trèves, et mettant en scène un lecteur en train de saisir ou de déposer un volumen sur un rayonnage –il s’agit probablement d’une bibliothèque, mais on a aussi évoqué l’hypothèse d’un commerce de livres. Le monument a malheureusement été perdu depuis sa publication.
Une visite au Rheinisches Museum donne l’occasion de découvrir quelques témoignages spectaculaires de la richesse de la civilisation écrite à Trèves aux premiers siècles de notre ère. Il s’agira de témoignages épigraphiques, mais aussi de matériel d’écriture (encriers, stylets, etc.). Mais voici surtout des pièces aussi exceptionnelles que le célèbre bas-relief représentant une scène d’école à la fin du IIe siècle. Au centre, le maître donne son enseignement, les deux jeunes gens assis de part et d’autre déroulent chacun un volumen, tandis qu’un troisième, peut-être plus jeune, les salue en sortant de la pièce.
Terminons avec la mosaïque mettant en scène la muse Euterpe expliquant à un élève, Agnis, l’art de se servir de la flûte (milieu du IIIe siècle). Notre attention est tout particulièrement attirée par la présence du panier à couvercle, posé par terre: il s’agit d’une capsa, autrement dit d’un panier dans lequel on rangeait les volumina alignés verticalement –la mosaïque permet de les distinguer très nettement–, pour les transporter plus commodément.
Comme on pouvait s’y attendre, la conjoncture devient beaucoup plus médiocre à Trèves après la chute de l’Empire. Les cadres de l’Église sont un temps les seuls à subsister, quand l’arrivée en nombre de Germains non christianisés et non alphabétisés change du tout au tout les conditions de fonctionnement de la vie religieuse et intellectuelle dans la région. On est saisi de vertige quand on prend la mesure de la destruction radicale qui a été celle du patrimoine livresque de l’Antiquité. Avouons-le, à Trèves, les conditions sont particulièrement défavorables: la ville, richissime, est détruite à plusieurs reprises. Par ailleurs, le papyrus se conserve, même si dans des cas exceptionnels, autour de la Méditerranée, au contraire de ce qui se passe sous le climat humide de la région de la Moselle.
Une certaine reprise date du VIIe siècle, lorsque la noblesse d’origine germanique tend à faire le choix du christianisme, que des institutions religieuses nouvelles sont fondées en ville et dans la région, tandis que les premiers missionnaires venus des îles anglo-saxonnes commencent à parcourir le pays. Les monuments les plus anciens aujourd’hui conservés par la Bibliothèque de Trèves remontent précisément à cette époque. Ceux qui n'ont pas la chance de pouvoir visiter le Trésor de la Bibliothèque, alias la présentation permanente d'une centaine de pièces exceptionnelles lui appartenant, pourront s'en faire faire une idée dans la somptueuse (et savante) galerie dans laquelle Michael Embach les a publiés (réf. infra).
Notre billet suivant, sur Trèves et sa région.

Michael Embach, Hundert Highlights. Kostbare Handschriften und Drucke der Stadtbibliothek Trier, Regensburg, Schnell & Steiner, 2013, 231 p., ill.

samedi 19 mars 2016

Conférences d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre


Lundi 21 mars 2016
14h-16h
Géographie de la production éditoriale scolaire au XVIIIe siècle
par
Madame Emmanuelle Chapron,
chargée de conférences à l’EPHE,
maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille,
membre de l’Institut universitaire de France (junior)
Fondation de la Bibliothèque Vaticane par Sixte IV (1475)

16h-18h
Entre manuscrits et imprimés. Les bibliothèques des XVe et XVIe siècles
par
Monsieur Frédéric Barbier,
directeur d'études

Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage).

Accès les plus proches (250 m à pied)
Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare.
Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64.

Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).

jeudi 17 mars 2016

Colloque d'histoire du livre... et d'histoire de Paris

Nous sommes heureux de vous inviter aux deux journées d'étude que l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (UMR 8066 CNRS-ENS-Paris I) organise les 18 et 19 mars 2016, en partenariat avec le musée Carnavalet et avec le Groupe de recherche en histoire des sociabilités (UQÀM, Montréal):


Vendredi 18 mars 2016, 14 h-18h,
École normale supérieure, 45 rue d'Ulm, 75005 Paris,
Salle Cavaillès, esc. A, 1er étage

Autour du Journal de Siméon-Prosper Hardy: recherches récentes
Interventions de Pierre-Yves Beaurepaire (Université de Nice Sophia Antipolis), Dominique Martin (Université du Québec à Montréal), Jeffrey Merrick (University of Wisconsin Milwaukee), Gaël Rideau (Université d'Orléans), Frédéric Charbonneau (Université McGill)

Samedi 19 mars 2016, 10 h-17 h,
Musée Carnavalet, 16 rue des Francs-Bourgeois, 75003 Paris.
Salon Bouvier

Autour du journal de Siméon-Prosper Hardy: regarder Paris à la fin du 18e siècle
 
Matinée, 10 h-13 h : Regarder et décrire Paris au 18e siècle
Interventions de Laurence Croq (Université Paris-Ouest Nanterre La Défense), Vincent Milliot (Université de Caen), Daniel Roche (Collège de France), Julie Allard (Bishop's University, Québec), José de Los Llanos (Musée Carnavalet)
 
Après-midi, 14 h 30-17 h : Représenter Paris, expériences et projets
Interventions d’Emmanuel Garnier (CNRS, UMR LIENSs), Pascal Bastien (Université du Québec à Montréal), Mylène Pardoen (Projet Bretez), Agathe Sanjuan (Bibliothèque-Musée de la Comédie française)

Suivi d’un débat sur les enjeux de la vulgarisation historique et de la représentation de Paris dans différents médias, en présence de Valérie Guillaume, directrice du musée Carnavalet, et de Jean-Baptiste Marot, peintre des décors du film d'Éric Rohmer, L'Anglaise et le duc

Programme complet:
http://www.ihmc.ens.fr/ 
ou
http://journaldehardy.org/

(Communiqué par Sabine Juratic et Nicolas Lyon-Caen) 

mardi 15 mars 2016

La conversation, l'écrit et l'imprimé: une page d'anthropologie

Les Propos de table (Tischreden) de Luther sont un titre qui se prête tout particulièrement à une analyse d’anthropologie de la communication.
Rappelons brièvement le contexte. Luther a vingt-cinq ans, lorsqu’il arrive à Wittenberg, pour y poursuivre sa formation dans la toute nouvelle université (1508). Moine augustin formé à Erfurt, il s’établit naturellement chez les Augustins de la petite ville (le bâtiment (der schwarze Kloster) a été construit quelques années auparavant). On connaît la suite des grandes étapes: les grades successivement conquis, les charges d’enseignement, et le choc des 95 thèses. Les 95 thèses sont avant toute chose un événement médiatique, qui fait de Luther, en quelques semaines, une personnalité partout connue en Allemagne. S’ouvre alors une période d’intense activité, de disputes universitaires et de rencontres multiples, de voyages, de correspondance et de rédaction de textes importants, notamment en 1520. En 1521, c’est la diète de Worms, aussitôt suivie de la retraite à la Wartburg, et bientôt du retour à Wittenberg (1522).
Une autre vie s’organise désormais: les ponts sont définitivement rompus avec Rome, une Église nouvelle va se mettre en place, dont Luther est la figure centrale. Il abandonne la tonsure, il se marie (1525), mais il demeure toujours dans l’ancien cloître des Augustins, qui lui sera remis en toute propriété en 1532. Un espace privé, certes, mais aussi un espace semi-public, voire public (c’est aussi un lieu de prêdication et d’enseignement). La table même du Réformateur n’est pas non plus un espace absolument privé: il y accueille ses proches, mais il y reçoit aussi des élèves, des collègues de l’université, certaines personnalités de la ville, sans oublier les voyageurs de passage. On compte en 1534 jusqu’à une trentaine de convives...
Arrêtons-nous aujourd’hui sur la problématique de la communication, avec l’articulation entre l’oral (des conversations), l’écrit et l’imprimé. Le détail des conversations tenues à la table de Luther nous échappe, et nous n’avons guère de moyens de reconstruire les échanges individuels et interindividuels entre les différents participants. Les récits soulignent la relative liberté de la ton, la variété des sujets abordés, le caractère parfois cru du discours… Nous sommes devant une conversation libre, touchant toutes sortes de sujets, et qui prend, comme souvent, la forme d’une manière de rapsodie de propos divers. Nous ne savons rien non plus de la communication non verbale, les gestes, les jeux de physionomie, etc.: tout au plus remarquons-nous que l’assemblée telle qu’elle est figurée par les gravures des pages de titre de Francfort se présente comme une assemblée de docteurs et d’ecclésiastiques, habillés de longues robes avec parfois des cols de fourrure. D’une certaine manière, ils s’expriment ès-qualité, et les titres de docteur, de maître, etc., ne sont jamais oubliés dans les désignations.
Nous sommes devant une manière de collège informel, par rapport auquel la génération des «apprentis», des jeunes gens, se tient debout dans un silence respectueux (il ne semble guère y avoir de dialogue intergénérationnel).
Mais voici le paradoxe. Les convives en effet, et notamment les élèves et les plus proches familiers (famuli) n’hésitent pas à prendre en note la teneur des propos du maître. La conversation se déroule en latin et en allemand, mais il est possible que les notes soient prises plutôt en latin, qui dispose d’un système plus abouti de sténographie. Ces échanges présentés comme relativement libres n’en ont pas moins une valeur communicative réelle, puisque certains participants n’hésitent pas à en conserver la teneur, sinon la lettre, et qu’ils feront plus tard l’objet d’une publication. Pour autant, ces mêmes échanges dont la valeur est reconnue, restent gratuits. L’épouse de Luther, Katharina, certainement attentive aux conditions de la vie quotidienne d’une vaste maisonnée, se plaint de la richesse de «propos de table» qui ne rapportent rien en matière d’espèces sonnantes et trébuchantes:
«Lorsque quelqu’un interrogeait le Docteur sur un passage de la Bible, Madame la Docteur se tournait en plaisantant vers lui: «Monsieur le Docteur, ne les enseignez pas gratis! Ils recueillent tant de choses déjà, [Anton] Lauterbach surtout, des masses de choses, et si profitables…»
De la communication verbale plus ou moins informelle, nous passons ainsi à la communication écrite, puis imprimée, dans laquelle est établi un autre ordre du discours, et qui vise un public considérablement plus large. Les conversations de Wittenberg sont en effet publiées pour la première fois à Eisleben, chez Urban Gaubisch, en 1566. La référence du titre renvoyant à l’Évangile de Jean, ch. VI, verset 12 (il s’agit de la multiplication des pains), assimile les paroles du Réformateur à la nourriture qui, grâce à l’imprimé, rassasiera  tous ceux qui le souhaitent à travers l’espace et à travers le temps: «Lorsqu’ils furent rassasiés, [Jésus] dit à ses disciples:] Ramassez les morceaux qui restent, afin que rien ne se perde».
L’ouvrage est très vite un succès, et les éditions se succèdent, à Eisleben, à Francfort-s/M. et à Leipzig. Notons que les éditeurs, à commencer par Aurifaber, agencent leur texte selon un ordre systématique: les propos littéraux ont  été largement réécrits, et leur agencement même est adapté pour faire du corpus retenu une manière de somme susceptible de fournir directions et références dans toutes les circonstances de la vie quotidienne (le paratexte comprend d’ailleurs tables et index). 
Pour autant, les Propos fascinent par leur ton de relative familiarité, dont l’illustration de titre de l’édition de Francfort (1568) donne comme le reflet. Nous sommes à la fin du repas, les convives sont encore à table mais les conversations se font plus libres. Luther occupe le haut bout, et ses compagnons sont individualisés dans leur physionomie, et désignés nommément par la légende autour de l’image. Un livre fermé est posé sur la table (on vient peut-être de s’y reporter pour éclairer tel ou point de la conversation), et un rayonnage porte une dizaine de volumes sur le mur du fond: des livres d’usage quotidien, que l’on tient constamment à disposition, et qui sont rangés de la manière la plus courante à l’époque, la tranche portant éventuellement le titre manuscrit tournée vers l’extérieur. La plupart d’entre eux sont munis de fermoirs à l’allemande.
Sur la droite de l’image, nous retrouvons la petite troupe de jeunes gens qui ont sans doute participé au service, et qui écoutent respectueusement les propos échangés par leurs aînés. Comme on pouvait s’y attendre, il n’y a aucun signe d’une quelconque présence féminine. Même si nous sommes dans l’ordre la représentation symbolique et de la mise en scène, comme le suggère le rideau tendu à l’arrière-plan, la richesse de l’image ne s’en prête pas moins à une analyse très riche qui informe sur la vie quotidienne du petit groupe des premiers réformateurs, sur leurs modes de représentation en même temps que sur les conditions de communication entre les uns et les autres –et avec le public des lecteurs.

samedi 12 mars 2016

Conférence d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre


Lundi 14 mars 2016

16h-18h
L'économie des auteurs, mi XVe-XVIe siècle (2):
Qui écrit? Les Propos de table (Tischreden) de Luther
par
Monsieur Frédéric Barbier,
directeur d'études
Luther, Tischreden, Frankfurt, 1568
 Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage).

Accès les plus proches (250 m à pied)
Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare.
Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64.

Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).

mardi 8 mars 2016

Imprimeurs et libraires: à propos de la géographie du livre

La publication de L’Apparition du livre, par Lucien Febvre et Henri-Jean Martin, en 1958, a imposé le fait que l’imprimé est aussi, et peut-être d’abord, une «marchandise». Avec l’invention de la typographie en caractères mobiles par Gutenberg au milieu du XVe siècle, se met en effet peu à peu en place une nouvelle logique de la production et de la diffusion. Parmi les catégories qui s’imposent au premier plan, celle de «marché» induit une reconfiguration radicale des rapports entre les différents acteurs de la nouvelle chaîne du livre: l’auteur et l’auteur secondaire, l’imprimeur (et ceux qu’il emploie), le capitaliste investisseur, le diffuseur et, in fine, le public des lecteurs, sans oublier les acteurs du pouvoir, dispensateurs de gratifications et de privilèges, instaurateurs aussi de dispositifs de surveillance et de contrôle –sans oublier non plus les acteurs d'autres branches conjointes d'activités, comme celle de la papeterie. 
Ces phénomènes se développent au sein de logiques spatiales dont les jeux imbriqués fonctionnent à la fois comme agents d’équilibre et comme facteurs de changement. L’Apparition du livre comprend deux cartes illustrant la distribution des ateliers d’imprimerie en Europe au XVe siècle, lesquelles deux cartes ont été largement reprises par d’autres auteurs, et ce jusqu’à aujourd’hui. Les données qu’elles compilent se trouvent pourtant être en partie dépassées, grâce en particulier aux apports provenant des nouvelles sources numériques massivement disponibles sous la forme de bases de données (comme les principaux catalogues collectifs d’incunables, l’ISTC, l’INKA et le GKW). Il y a quelques années, notre collègue Philippe Nieto a compilé les données relatives à la géographie des presses au XVe siècle, et présenté les principaux résultats de son travail dans un important article des Mélanges Pierre Aquilon (cf réf. infra).
Cet enrichissement massif de nos connaissances suggère un certain nombre d’observations, dont les premières abordent le problème de l’insertion d’une branche nouvelle d’activités –ce que l’on désignera plus tard comme les industries polygraphiques– dans une géographie donnée. Dans un premier temps, c’est la phase initiale de dissémination: observable d’abord jusqu’en 1470, elle est considérablement accélérée dans les décennies 1470 et 1480, quand «l’Europe entière se couvre d’ateliers». Dès la fin du XVe siècle, nous entrons pourtant dans une logique différente, marquée par un certain repli et par une concentration de plus en plus sensible (voir Niéto, carte n° 8, p. 153). Les ateliers qui ne peuvent se maintenir disparaissent, tandis que les principaux centres de production (rappelons que les quatre premiers centres sont, en 1500, Paris, Venise, Leipzig et Lyon) s’emparent d’une proportion croissante du marché (carte n° 11, p. 156).
Nous sommes dès lors devant une configuration géographique modernisée, marquée par trois caractéristiques majeures:
1) La «grande librairie» est aux mains d’un certain nombre d’ateliers de tout premier plan, lesquels sont installés dans des villes têtes de réseau(x).
2) Les différentes villes et les différents ateliers tendent dans une certaine mesure à se spécialiser. On remarquera, par ex., que les processus d’innovation se développent dans des villes qui doivent s’imposer dans une conjoncture éventuellement difficile: Lyon n’est pas ville d’université, et elle n’est pas le siège des organes de la monarchie, mais c’est à Lyon que l’on se lancera pour la première fois dans la production de livres imprimés en langue française et, s’agissant de la France, de livres imprimés intégrant des illustrations.
3) Les centres les moins importants auront tendance à n’abriter plus qu’une activité épisodique (comme celle d’un Jehan de Liège à Valenciennes), et surtout à s’orienter vers une production «de niche», ou vers une production que nous pourrions dire d’intérêt local ou régional.
Il serait bien sûr tout particulièrement précieux de poursuivre l’analyse à partir du XVIe siècle, sur la base des principaux catalogues collectifs aujourd’hui disponibles, à commencer par le VD16 et ses suites (VD17, VD18). Nous en restons pourtant à l’heure des desiderata, dans la mesure où les bases de données ne sont pas toujours compatibles entre elles, où des géographies entières ne font pas l’objet de catalogues collectifs suffisamment complets et fiables, et où, bien évidemment, la masse de la production à prendre en considération se trouve considérablement accrue par rapport au XVe siècle.
Pour autant, les trois caractéristiques qui tendent à s’imposer au tournant des années 1500 s’observent, peu ou prou et compte tenu des modifications de la conjoncture générale (on pense notamment aux effets induits par la géographie politique), tout au long de la «librairie d’Ancien Régime».
C’est ainsi par exemple que la géographie de l’imprimerie française au XVIIIe siècle se concentre dans la capitale, pour une part à cause de la politique mise en œuvre par la monarchie. Face à Paris la production provinciale sera en partie orientée vers des formes de spécialisation, ou vers la production intéressant la ville et sa région. Emmanuelle Chapron montrait, dans une récente conférence tenue à l’EPHE, comme une ville comme Limoges se spécialise, avec l’atelier des Barbou, dans la production de manuels scolaires diffusés dans la géographie relativement large du sud-ouest du royaume; de même, elle insistait sur le rôle cruciale du privilège d’imprimeur de l’intendance, de l’évêché, de l’université, du collège ou encore de la Ville, pour l’équilibre des petits ateliers typographiques locaux.
La «deuxième révolution du livre», marquée par la production de masse et par la mécanisation, puis par l’industrialisation, introduira de nouveaux et profonds bouleversements dans une géographie du livre dont le cadre de fonctionnement tend à s’élargir de plus en plus. Nulle doute que la «troisième révolution», celle actuelle des nouveaux médias, n’induise des changements encore plus radicaux, avec la reconfiguration de la chaîne de production, avec la mondialisation et avec la «transparence» nouvelle de l’espace.
Mais nous conclurons en insistant sur un autre point. Les historiens, surtout modernistes, étudiant la géographie du livre ont traditionnellement mis l’accent sur le rôle des ateliers typographiques. Sans vouloir en rien minimiser ce rôle, il n’en est pas moins évident qu'il faut prendre en considération les différentes fonctions remplies par les uns et par les autres. Dans les dernières décennies du XVe siècle, le pouvoir dans la branche passe déjà aux mains des capitalistes investisseurs, qui peuvent effectivement être des imprimeurs-libraires, souvent aussi de simples «libraires» (actifs dans la diffusion et dans l’édition), voire des personnages extérieurs au monde des professionnels proprement dit. Dans un nombre non négligeable de cas, le typographe est réduit à une forme de travail à façon, répondant à des commandes qui peuvent venir de géographies parfois relativement éloignées.
Colophon de Heinrich Gran, mentionnant que l'édition (ici, Pelbartus de Temeswar) a été commandée par Rynmann, 1504.
Même si Heinrich Gran jouit d’une aisance confortable à Haguenau à la fin du XVe et au début du XVIe siècle, ce n’est pas lui qui a l’initiative: comme imprimeur, il répond d’abord aux commandes qui lui sont passées depuis Augsbourg par Johann Rynmann (201 titres connus!). Rynmann, qui n’est pas lui-même imprimeur, passe d'ailleurs aussi des ordres à des ateliers de Strasbourg, de Bâle, de Nuremberg, et même de Venise.
Bref, la géographie économique de la «librairie d’Ancien Régime» ne recouvre certes pas la seule géographie typographique. L’accent doit aussi, sinon surtout, être mis sur les structures, sur les pratiques et sur les réseaux du financement et de la distribution, parce que ce sont ces derniers qui organisent le marché, et qui encadrent les conditions de la fabrication. Et, si nous nous placions du point de vue non pas de l’économie et du marché, mais de la réception et de la lecture, il conviendrait de prendre aussi en considération la présence ou non de bibliothèques et de collections de livres plus ou moins accessibles à un public élargi...

Philippe Niéto, «Géographie des impressions européennes du XVe siècle», dans Le Berceau du livre : autour des incunables. Études et essais offerts au Professeur Pierre Aquilon par ses élèves, ses collègues et ses amis, dir. Frédéric Barbier, Genève, Librairie Droz, 2004, p. 125-174 (RFHL, n° 118-121).
François-J. Himly, Atlas des villes médiévales d'Alsace, Strasbourg, Fédération des sociétés d'histoire et d'archéologie d'Alsace, 1970 (et en ligne ici).

vendredi 4 mars 2016

Conférences d'histoire du livre

École pratique des hautes études, IVe section
Conférence d'histoire et civilisation du livre


Lundi 7 mars 2016
Tritheim, De Scriptoribus ecclesiasticis, 1494
14h-16h
La librairie scolaire et ses auteurs (1),
par
Madame Emmanuelle Chapron,
chargée de conférences à l’EPHE,
maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille,
membre de l’Institut universitaire de France (junior)

16h-18h
L'économie des auteurs,
mi XVe siècle-mi-XVIe siècle (1),
par
Monsieur Frédéric Barbier,
directeur d'études

Nota: La conférence régulière d'Histoire et civilisation du livre a lieu tous les lundis à l'École pratique des hautes études, de 16h à 18h. (190 avenue de France, 75013 Paris, 1er étage).

Accès les plus proches (250 m à pied)
Métro: ligne 6 (Nation-Pte Dauphine), station Quai de la Gare.
Bus 89, arrêt Quai de la Gare (cette ligne dessert notamment la Gare Montparnasse, puis elle passe rue de Rennes et place du Luxembourg).
Accès un petit peu plus éloignés: Métro: ligne 14, station Bibliothèque François Mitterrand. RER ligne C, station Bibliothèque François Mitterrand. Bus: 62 et 64 (arrêt Bibliothèque François Mitterrand Avenue de France) et 64.

Calendrier des conférences (attention: les sujets à jour des conférences et les éventuelles modifications sont régulièrement annoncés sur le blog. N'oubliez pas, comme disent les informaticiens, de «rafraîchir» la page du calendrier quand vous la consultez).