samedi 23 janvier 2016

Des hommes nouveaux pour une nouvelle économie des médias et de l'information

Quelques familles de la Renaissance ont laissé un nom dans l’histoire de l’Europe, qui n’appartiennent pas aux dynasties souveraines, mais bien aux milieux d'affaires. On pensera moins aux Médicis, qui seront les maîtres de Florence et qui feront plusieurs mariages royaux, qu'aux Fugger d’Augsbourg. Ceux-ci se révèlent être des personnalités tout à fait conscientes de la nouvelle économie des médias dans laquelle l’Europe est entrée depuis le dernier quart du XVe siècle.
Trachtenbüchlein de Matthäus Schwarz: Jakob Fugger au travail
L’ancêtre, Hans Fugger, vient s’établir à Augsbourg en 1367, où il délaisse peu à peu les activités liées au tissage pour s’orienter vers le grand négoce et la banque. L’un de ses descendants, Jakob l’Ancien (der Ältere) est à l’origine de la gloire des Fugger: après sa mort (1469), les affaires sont reprises par trois de ses fils, Ulrich († 1510), directeur général à Augsbourg, Georg († 1506), chargé de la succursale de Nuremberg, et Jakob († 1525), auquel est confié le domaine des affaires internationales. Ce dernier sera plus tard surnommé «le Riche» (der Reiche).
La tradition veut que, dans ses familles de grands négociants fortunés, les fils fassent d’abord un apprentissage pratique des affaires: le jeune Jakob vient notamment à Venise, où il est initié à la comptabilité en parties doubles. Il va asseoir sa fortune sur une maîtrise accomplie de toutes sortes de techniques liées à l’écrit: une correspondance d’affaires écrasante lui assure la maîtrise de l’information, c’est à dire la clé de la réussite dans des opérations liées aux différences des cours d’une place à l’autre, mais aussi aux rapports de forces et aux besoins des princes et des souverains. Le célèbre «Livre des costumes» (Trachtenbüchlein) de son secrétaire Matthäus Schwarz illustre parfaitement ce qui fait la fortune du magnat.
Dans la «Chambre d’or» du Palais Fugger d'Augsbourg (die goldene Schreibstube), le jeune secrétaire et comptable principal et son maître sont réunis pour travailler. Il s’agit de dépouiller la correspondance, et de reporter les mouvements de valeurs dans le Grand livre que Schwarz a sous les yeux: les lettres dépouillées sont jetées sous la table, tandis que, autre nouveauté de la comptabilité bientôt adoptée par Jakob Fugger, le Grand livre fait apparaître les comptes ouverts aux différents correspondants. En arrière, un «meuble de notaire», dont les tiroirs abritent les pièces relatives aux affaires conduites avec un certain nombre de villes principales, Rome, Venise, Ofen (Buda) et Cracovie d’abord, puis Milan Innsbruck, Nuremberg, Antorff (Anvers) et Lisbonne. La fortune des Fugger est bâtie sur la construction d'un réseau enserrant les principales places européennes d'affaires, et dont le cœur se situe dans la petite pièce de leur palais d'Augsbourg.
Arrêtons-nous sur un second point, également caractéristique de la modernité: toujours savoir s’entourer des meilleures garanties, et surtout des collaborateurs les mieux formés. On remarque ainsi, dans notre liste de villes, les noms d’Innsbruck, de Buda(pest) et de Cracovie. Nous sommes là devant un autre complexe majeur sur lequel se déploie la fortune familiale, celui des mines et des opérations sur les métaux –un secteur dans lequel l'innovation technique joue un rôle fondamental autour de 1500 au et XVIe siècle. Or, à la fin du XVe siècle, les trois frères commencent à prêter des sommes de plus en plus considérables à l’archiduc Sigismond de Tyrol, sommes pour lesquelles ils reçoivent des remboursements sous forme de livraisons d’argent produit par les mines de Tyrol autour d'Innsbruck.
Puis, en 1494, c’est le lancement des grandes opérations sur les «affaires de Hongrie», dans lesquelles les frères Fugger sont représentés par un correspondant de Breslau, Kilian Auer: il s’agit notamment de reprendre les mines de Neusohl, et surtout de s’attacher les services d’un technicien de haut vol, en la personne de l’ingénieur Hans Thurzo et de son fils Georg. En quelques années, ils mettent en place trois usines de retraitement du minerai, à Hohenkirchen (Thuringe), à Neusohl (Bistritz) et à Fuggerau (près de Villach), assurant une production de cuivre et d’argent écoulée à Cracovie, à Nuremberg et à Venise. Les bénéfices sont énormes: plus de 2 millions de florins entre 1494 et 1526…
Le fait de pouvoir s’assurer les services des techniciens les plus compétents, et de les associer aux affaires, se révèle être un facteur absolument décisif. La réussite des opérations réside dans la qualité de l’information (y compris dans le domaine politique), et dans l'efficacité de leur traitement. Jakob Fugger traite avec les plus grands personnages de son temps, à commencer par l’empereur Maximilien, et par son successeur Charles Quint. Lorsque Dürer assiste à la diète d’Augsbourg, en 1518, le vieux banquier lui commande son portrait: un portrait étonnant par la simplicité de celui qui est alors l’homme le plus riche d’Europe, mais qui est assuré que sa fortune vient de ses seules compétences, et qui ne ressent pas le besoin d’un quelconque apparat pour porter témoignage de sa réussite. On notera d'ailleurs, sur le portrait ci-dessus, la différence de mise entre le jeune et élégant secrétaire, et le richissime banquier, dont la mise est beaucoup plus simple avec sa confortable robe d'intérieur...
Les Chroniques de Nuremberg dans l'exemplaire de l'auteur, acquis par Fugger avec l'ensemble de la bibliothèque de Hartmann Schedel (© Bayerische Staatsbibliothek, Munich)
L’intérêt pour les curiosités artistiques et intellectuelles ressort chez le neveu de Jakob, Raymund Fugger (1489-1535), le fils de son frère Georg: Jakob l’envoie notamment à Cracovie, où il épousera Katharina Thurzó et d’où il dirigera l’ensemble des affaires liées aux métaux en Hongrie. Mais Raymund se consacre beaucoup au domaine des beaux arts et de l’humanisme, il connaît Érasme, Beatus Rhenanus et Mélanchton, et il se constitue une bibliothèque célèbre. Son fils Johann Jakob (1516-1575) poursuit dans cette voie: son bibliothécaire est l’helléniste Hieronymus Wolf, il acquiert en 1552 toute la bibliothèque de l’humaniste nurembergeois Hartmann Schedel, mais les difficultés financées nées des banqueroutes successives de Philippe II l’obligeront en 1571 à liquider sa collection de plus de 10 000 volumes au profit du duc Albrecht V de Bavière.
L’ensemble, qui a constitué la base de la Bibliothèque royale de Bavière, est aujourd’hui toujours conservé à Munich. Signalons que d’autres branches de la famille constituent alors aussi des bibliothèques de plusieurs milliers de volumes.

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