vendredi 31 juillet 2015

Au pays des livres

Le Vieux pont, sur la Gartempe
Nous voici aujourd'hui en Poitou. Montmorillon est une sous-préfecture du département de la Vienne, dans un site encaissé de part et d’autre de l’ancien pont permettant de traverser la charmante rivière de la Gartempe. Sur le plan historique, la région est pourtant une région de frontière, avec les conséquences tragiques qui s’ensuivent du XIVe au XVIe siècle: Montmorillon est un temps anglaise, puis, reconquise par les troupes royales, elle est à nouveau détruite à plusieurs reprises par les Protestants, avant de se donner aux Ligueurs et d’être pillée par les «Royalistes» en 1591.
Ce petit centre agricole et industriel cherche aujourd’hui un nouvel élan dans le domaine du tourisme et des activités culturelles. Parmi celles-ci, Montmorillon a fait le choix du livre: elle est l’une des huit «villes, cités et villages du livre» que recense notre pays. Un salon du livre se tient chaque année à la mi-juin depuis 1990, et, dix ans plus tard, la ville prend le titre officiel de «Cité de l’écrit et des métiers du livre», favorisant l’installation et le développement de librairies et d’activités diverses autour du livre.
Pour décorer le pont,... un massicot
La «Cité du livre» est localisée dans l’ancien quartier au-delà du Vieux pont de 1404 (cliché). Elle est jalonnée de panneaux pédagogiques présentant (brièvement!) les différents aspects de l’histoire du livre, et s’ouvre par un point accueil abrité dans le bâtiment de «La Préface». Une exposition présente, en ce moment, l’histoire de la machine à écrire et de la machine à calculer. Puis le promeneur déambule agréablement dans les quelques rues du quartier joliment restauré, pour y découvrir les librairies d’ancien, ateliers spécialisés (calligraphie, restauration, etc.) et autres galeries d’art.
Il n’y a pas si longtemps, on s’inquiétait de la montée en puissance de l’informatique et d’Internet, et parallèlement, du déclin annoncé de la «galaxie Gutenberg». Il n’est pas question de remettre ici en cause l’importance de la «révolution informatique» pour l’imprimé, mais nous constatons aujourd’hui que ses contrecoups s’étendent bien au-delà de ce seul domaine, et dans des secteurs auxquels nous n’aurions pas pensé a priori (par ex.,… les taxis).
Les difficultés de nombreux libraires de détail sont évidentes, face à l’omniprésence des grandes centrales connectées qui ont investi le champ de la distribution. Pourtant, des possibilités certaines restent ouvertes, même dans des géographies qui ne sont pratiquement pas liées à une quelconque tradition livresque. Les facteurs de dislocation jouent aussi comme des agents de restructuration: les libraires installés à Montmorillon ne réalisent évidemment pas l’essentiel de leurs affaires avec la clientèle locale ou régionale, même quand, effet d'annonce oblige, les estivants se font un petit peu plus nombreux. Ce sont des libraires d’ancien (ou d’antiquariat moderne), auxquels Internet permet de s’informer sur les titres éventuellement disponibles, et surtout de faire connaître et d’écouler une partie de leur catalogue en France et à l'étranger.
Au pays des livres aussi, il est besoin d'une carte
Il serait pourtant dommage, pour ceux qui sont dans la région, de ne pas en profiter pour faire l’excursion de Montmorillon, et s’y adonner à l’agréable divertissement consistant à fouiller, au fil des rayonnages, dans une vraie librairie, qui plus est installée dans un pittoresque quartier, pour y découvrir ces titres que l’on ne cherchait pas, mais que l’on est d’autant plus content d’avoir trouvés. Ajoutons que l’excursion devrait se prolonger, au nord, le long de la pittoresque vallée de la Gartempe, jusqu’au site exceptionnel de Saint-Savin (avec ses peintures romanes), et jusqu’au charmant village d’Angles-s/Anglin, l’un des plus beaux villages de France (selon la formule consacrée).

mercredi 29 juillet 2015

Le Werther de Chodowiecki, ou La mise en scène du drame

Un petit mot, aujourd’hui, au sujet de l’illustration.
Le Werther de Goethe est un roman pour l’essentiel composé de lettres, et divisé en deux parties. Sa traduction française donnée à Maestricht en 1776 se présente de manière élégante, dans le format courant de l’époque (in-douze), chaque partie étant introduite par une page de titre elle--même décorée d’une vignette sur cuivre de Daniel Nikolaus Chodowieki. Issu d’une famille de négociants de Danzig /Gdansk en 1726, Chodowiecki réussit pourtant à éviter la carrière à laquelle il était destiné, pour se lancer dans la peinture, le dessin et la gravure. À l’âge de cinquante ans (1776), il s’est imposé comme l’un des artistes les plus renommés d’Allemagne, auquel les principaux libraires éditeurs font appel pour illustrer leurs nouveautés. Parmi eux, le parisien Jean-Edme Dufour, associé à Maestricht avec son confrère suisse, Philippe Roux, pour leur édition du Werther en français.
Les deux petits cuivres nous donnent l’occasion de revenir un instant sur la question de l’illustration des textes imprimés. Les scènes représentées, d'une manière qui évoque le théâtre, sont emblématiques du roman de Goethe. En tête, voici Charlotte, dans une robe de bal pourtant relativement simple (on annonce en fait une sorte de partie de campagne). Elle est entourée de six enfants auxquels elle distribue des tartines de pain beurré (p. 51-52), mais lève les yeux dans l’instant même où Werther se présente à la porte pour l’accompagner au bal. C’est là la scène initiale de leur amour: Werther passe un petit peu par hasard dans la «maison de chasse» du «bailli S.», dont il a fait la connaissance, et il découvre à l’improviste «le trésor caché dans cette retraite» (p. 48). 
En tête de la seconde partie, Chodowiecki a représenté, dans un cadre plus sombre, la scène même du drame final, à savoir la chambre de Werther. On devine, à la présence d’une main, le cadavre allongé sur le lit dont les rideaux sont tirés. À gauche du lit, une «silhouette» de Charlotte découpée sur le mur et, entre les deux fenêtres, un bureau ouvert, avec une lettre et un pistolet; un deuxième pistolet est posé sur le fauteuil devant le bureau.
Nous approchons de Noël, la fête familiale par excellence, et Charlotte veut rompre avec Werther, faute d'avoir avec lui des relations moins passionnées. Le soir, Werther écrit à Albert, le mari de Charlotte, pour lui demander de lui prêter ses pistolets en vue d’un voyage qu’il doit faire. C’est la scène la plus célèbre du roman (2e partie, p. 184): Albert lit la lettre, déclare «Je lui souhaite un bon voyage», et se tourne vers Charlotte pour qu’elle remette les pistolets au domestique. Charlotte pressent le drame, et se retire, bouleversée, dans sa chambre. Werther, de son côté, rédige une dernière lettre à celle qu’il aime, et se suicide, assis à son bureau, seul au cœur de la nuit.
Les deux illustrations de Chodowiecki encadrent ainsi exactement l’histoire de la malheureuse passion de Werther, de l’instant de sa naissance à celui de sa destruction brutale. L’opposition la plus sensible est celle de la mise en scène: à la première partie, la pièce est nue, et tout l’intérêt se concentre sur les personnages. Nous voyons, d’une certaine manière, par les yeux des amoureux, pour lesquels le monde extérieur n’existe soudainement plus, hors les liens d’affection de Charlotte pour ses jeunes frères et sœurs. Pour la seconde partie en revanche, l’artiste nous donne la représentation précise de la chambre de Werther, avec un certain nombre de détails liés au drame (les pistolets, le fauteuil et le bureau, la lettre, la fenêtre): le monde des amoureux est désormais vide, la présence humaine ne peut qu’être devinée à la petite silhouette de la main tombée sur le lit, en arrière-plan.
Au moment crucial où l’on découvre le drame, l’esprit enregistre  avec une précision d’autant plus grande les détails de son cadre. Pour autant, la mise en scène achoppe ici sur l’essentiel: dans le roman, Werther n’est pas allongé sur son lit lorsqu’il se suicide. On peut supposer que l’artiste a renoncé à l’image par trop tragique du suicide: Werther, «baigné dans son sang» (p. 197), le crâne brisé, effondré après les «mouvements convulsifs» causés par le douleur. Il préfère une représentation abstraite de la mort, et s’écarte ainsi de la lecture littérale du texte de Goethe (d'une certaine manière, Werther se suicide abrité derrière les rideaux). Pourtant, cette représentation détaillée d’une chambre en définitive très ordinaire acquiert une force de suggestion extraordinaire par le fait que le lecteur y reconnaît immédiatement le cadre du drame passionnel –et l’universalité possible de celui-ci: le cadre de la vie quotidienne est celui du drame que chacun pourrait vivre à l’heure du Sturm und Drang (et le grand fauteuil qui domaine à l'avant-plan, semblable à celui que chaque lecteur peut avoir dans son intérieur, restera désormais inoccupé...).
L’historien du livre ajoutera simplement que l’absence de toute légende qui accompagnerait les images témoigne de ce que l’histoire de Werther est, deux ans à peine après la première publication, assez universellement connue pour qu’il ne soit pas nécessaire d’en expliciter la représentation. 

Bibliographie: Rudolf Schenda, «La lecture des images et l’iconisation du peuple», trad. Frédéric Barbier, dans RFHL, 114-115, 2002, 1ère livr., p. 13-30 (trad. de l’allemand). Klaus Laermann, «Werther auf der Schwelle: Überlegungen zu einer Werther-Illustration von Daniel Schodowiecki», dans Wechsel der Orte..., Göttingen, Wallstein, 1997, p. 84 et suiv.
Les vignettes de Chodowiecki sont répertoriées dans le catalogue dressé par Johann Adam Freiherr von Aretin, sous les numéros 151 et 152, et sous les mêmes deux numéros dans le catalogue de Wilhelm Engelmann.

lundi 27 juillet 2015

Le Werther de Goethe

Nous avons déjà évoqué Goethe, avec la traduction de Hermann et Dorothée, nous avons aussi souligné (encore tout récemment à Chaumont-sur/Loire) l’intérêt croissant pour l’Allemagne sensible en France à compter des années 1770. Dans ce mouvement qui se développera sur plusieurs générations, un milieu transnational en partie orienté vers la Suisse et les pays rhénans joue un rôle privilégié: nous y retrouvons à la fois des intellectuels (comme Madame de Staël) et des libraires éditeurs (comme Treuttel et Würtz). Voici, aujourd’hui, un autre personnage remarquable de ce groupe d’«intermédiaires culturels» de la seconde moitié du XVIIIe et du début du XIXe siècle, en la personne du Lausannois Georges Deyverdun, l’un des premiers traducteurs du Werther de Goethe (rappelons que l'édition originale allemande date de 1774):
Goethe, Johann Wolfgang
Werther, traduit de l’allemand. Première [Seconde] partie [trad. Georges Deyverdun],
À Maestricht; chez Jean-Edme Dufour et Philippe Roux, imprimeurs & libraires, associés, M.DCC.LXXXVI [1776],
[2-] VIII-201 p., [1] p. bl., + [2-]230 p., [2] p. bl., 12°, vignettes en t. d. aux deux p. de titre, par Daniel Chodowiecki.
Conlon, 1776/1037
Gazette universelle de littérature (Deux-Ponts), n° 236 (1777), p. 236-237


Il s’agit de la deuxième traduction du roman de Goethe en français: une première traduction, faite par le baron von Seckendorf, a été donnée à Erlangen en 1776, mais elle est très médiocre. L’édition de Maestricht propose donc au lecteur la première traduction française de bonne qualité. Celle-ci a été réalisée par une figure paradigmatique des Lumières, Georges Deyverdun (Lausanne, 1734-Aix-les-Bains, 1789). Issu d’une famille de négociants lausannois dont la fortune a été en partie dilapidée par son père, Deyverdun rencontre Edward Gibbon à Lausanne en 1753, et il s’intéressera toujours de près au mouvement des idées, à la littérature et au théâtre.
C’est en définitive pour des raisons financières qu’il quitte Lausanne pour Berlin et la Prusse en 1761: il est d’abord gouverneur des princes de Holstein à Koswig (1761), mais le poste est difficile. Il réussit alors, grâce à l’intervention de sa cousine germaine Louise Deyverdun auprès de Samuel Formey à Berlin, à venir à Stettin comme gouverneur des jeunes Friedrich (1754-1816) et surtout Ludwig (1756-1817) von Württemberg, les deux fils du duc Friedrich Eugen et de son épouse Friederike Sophia Dorothea von Brandenburg-Schwedt. Cette place correspond à une véritable promotion, puisque Deyverdun doit diriger quatre «maîtres et leurs assistants», et remplir en outre la charge de bibliothécaire de la duchesse.
À la suite apparemment d’un amour malheureux (selon ce que rapportera Gibbon: s’agirait-il de la cousine susnommée?), Deyverdun rejoint en 1765 Gibbon à Londres et à Buriton. D'abord employé au secrétariat d’État de Hume, il est engagé comme précepteur de Sir Richard Wosley (1751-1805) et de plusieurs autres jeunes gens. Il les accompagne au cours de leurs voyages sur le continent, où Sir Richard se rend en 1769-1770 ; en 1772, il sert pareillement de mentor au jeune Philipp Stanhope, qui doit visiter l’université de Leipzig. Dans le même temps, il publie à Londres, toujours avec Gibbon, le périodique des Mémoires littéraires de la Grande-Bretagne (1768-1769).
Mais Deyverdun rentre définitivement à Lausanne (Ouchy) en 1772, et y fonde une «Société littéraire», contribuant efficacement «à la formation de ce milieu libéral et cosmopolite où l'on retrouvera les Crousaz, les Constant de Rebecque, Necker, Mme de Charrière, etc.» (Alain Juillard). Nous le retrouvons qui accompagne Alexander Hume à Göttingen en 1775, mais c’est toujours à Lausanne qu’il travaille à partir de 1774 à sa traduction du Werther –il fait lui-même allusion au fait qu'il aurait alors lui aussi souffert d'un chagrin d'amour (p. II). Nous ignorons malheureusement tout des conditions de la publication, et des rapports éventuels entre Deyverdun et les grands libraires imprimeurs associés à Maestricht.
Avec Deyverdun, nous touchons réellement à l’un de ces «intermédiaires culturels» qui ont joué un rôle capital dans les transferts au sein de la République européenne des lettres à l’époque des Lumières. Son cursus met en évidence le rôle des réseaux de parenté, d’amitié et de connaissances, mais aussi celui des académies (surtout celle de Berlin). Il illustre la dimension transnationale de ces personnages qui cherchent à faire carrière grâce à leur formation, le cas échéant à leurs connaissances linguistiques (Deyverdun sait le français, l’allemand et l’anglais), à leurs compétences intellectuelles –et à leur plume. Même si la situation financière de Deyverdun s'améliore après son retour à Lausanne, il préfigure lui aussi ces «prolétaires en jaquette» que seront les enseignants, précepteurs et autres plumitifs en Europe occidentale au XIXe siècle.
On sait que le roman de Goethe est médiocrement accueilli par la critique française, ce qui n’empêche nullement qu’il ne connaisse un très grand succès: on considère que la publication du Werther marque symboliquement les débuts du romantisme –le jeune Bonaparte, comme Chateaubriand, en fait l’une de ses lectures favorites. Goethe lui-même dira avoir été surpris par le phénomène, et par l’épidémie de suicides provoquée par la lecture du livre: «L'effet de ce petit livre fut grand, monstrueux même, mais surtout parce qu'il est arrivé au bon moment» (Conversations avec Eckermann). Notre exemplaire provient de la bibliothèque du château de La Rivoire à Vanosc (Ardèche) dans la première moitié du XIXe siècle: il illustre en effet la permanence de l’intérêt pour le romantisme allemand chez certains petits nobles de la province française (ici, la famille de Canson) à l’époque de la Restauration et de la monarchie de Juillet.

Christian Helmreich, «La traduction des Souffrances du jeune Werther en France (1776-1850). Contribution à une histoire des transferts franco-allemands», dans Revue germanique internationale, 1999, 12, p. 179-193. Cet article se concentre cependant sur l’étude comparée des différentes traductions, sans envisager le point de vue de l’histoire du livre.
Daniel Roche, «Le précepteur, éducateur privilégié et intermédiaire culturel», dans Les Républicains des lettres. Gens de culture et Lumières au XVIIIe siècle, Fayard, 1988, p. 331-349.
André Bandelier, Des Suisses dans la République des Lettres. Un réseau savant au temps de Frédéric le Grand, Genève, Slatkine, 2007.

mardi 7 juillet 2015

Excursion à Chaumont-s/Loire

Comme dans le rêve du Grand Meaulnes, le château surgit au-dessus du jardin
Une promenade à Chaumont (Chaumont-s/Loire) est l’occasion d’une véritable coupe sur plusieurs siècles dans la logique des systèmes de domination «à la française».
1) Nous sommes, d’abord, dans l’orbite des plus grands princes territoriaux, et de la monarchie elle-même. Sur son éperon au-dessus du fleuve, Chaumont a en effet été élevé au tournant de l’an mille, en tant que forteresse des comtes de Blois face à leurs puissants voisins d’Anjou. Mais la forteresse passe bientôt aux mains de la richissime famille d’Amboise –le cardinal Georges d’Amboise sera le propre ministre de Louis XII, et François Ier lui-même est accueilli à Chaumont.
2) Après bien des péripéties, nous voici, au XVIIIe siècle, dans une tout autre logique: château et domaine sont acquis, en 1750/1751, par les Leray, qui sont des financiers originaires de Nantes. Mais les Leray sont aussi des personnalités idéaltypiques des Lumières: grand-maître des Eaux-et-Forêts du Berry, Jacques Donatien Leray (1726-1803) est un familier du duc de Choiseul, ce qui lui permet d’être nommé gouverneur des Invalides. Il est surtout connu comme un partisan des Insurgents américains, qui à ce titre a accueilli Benjamin Franklin lui-même dans sa demeure de Passy. Parallèlement, il confie la direction de ses deux manufactures de Chaumont (poterie et cristallerie) à l'Italien Giovanni-Battista Nini, lequel réalise un ensemble extraordinaire de portraits en médaillons moulés en terre cuite. Dès 1785, le fils de Leray, dit James Leray, émigre aux États-Unis –mais il séjournera encore à plusieurs reprises à Chaumont.
3) Le troisième temps est celui de l’alliance entre la vieille noblesse –en l’occurrence, les princes de Broglie– et la nouvelle grande bourgeoisie la plus fortunée –les Say, célèbres industriels sucriers. Marie Charlotte Constance Say, l’une des plus riches héritières de France, achète le château de Chaumont en 1875, quelques mois avant que d’épouser le prince Amédée de Broglie. La jeune mariée saura faire de son domaine un des pôles les plus brillants de la vie mondaine de la Belle Époque, mais sa gestion déplorable sera à l’origine de la cession définitive de Chaumont à l’État en 1937-1938 – l’État, et aujourd’hui les autres collectivités publiques, dernier avatar des propriétaires de Chaumont…
Un mot s’impose encore, s’agissant de Chaumont: il touche, de manière paradoxale, la problématique des transferts culturels entre la France et l’Allemagne. Lorsque Madame de Staël cherche, en effet, à publier De l’Allemagne, elle se heurte à la rancœur de Napoléon: exilée hors de Paris, elle s'installe un temps chez Leray à Chaumont, où elle reçoit les épreuves de son livre, et où elle est visitée par des personnalités comme Schlegel. Mais toutes les précautions n’empêchent pas le ministre de la Police générale, Savary, de faire pilonner à Paris tout le premier tirage de l’édition de 1810 (14-15 octobre). L’auteur expliquera, en 1814:
Benjamin Franklin... en bonnet de nuit (Château de Chaumont)
Au moment où l'on anéantissait mon livre à Paris, je reçus à la campagne l'ordre de livrer la copie sur laquelle on l'avait imprimé, et de quitter la France dans les vingt-quatre heures. Je ne connais guère que les conscrits, à qui vingt-quatre heures suffisent pour se mettre en voyage; j'écrivis donc au ministre de la police qu'il me fallait huit jours pour faire venir de l'argent et ma voiture (Préface de 1814, p. III-IV).
Madame de Staël ne cherche désormais plus d’issue du côté de la France: elle s'arrête d'abord à Coppet, puis elle vient à Vienne (1812), avant de gagner Saint-Pétersbourg et Stockholm, et enfin Londres (1814). Elle a emporté, en quittant Chaumont, un (peut-être deux) jeu(x) d’épreuves de l’édition de 1810, et un exemplaire du manuscrit, tandis que Friedrich Schlegel en avait déjà mis un autre jeu en sûreté à Vienne. La première édition de De l’Allemagne sera donnée à Londres en 1813, et la première édition française à Paris l’année suivante (avec la mention explicite de «seconde édition»).
La visite de Chaumont, et celle des somptueux jardins, est aujourd'hui à tous égards remarquable. On ne peut que d'autant plus regretter que le château n’expose que le fac-similé d’un exemplaire d’une édition de 1820 de De l'Allemagne (mais laquelle?), en indiquant qui plus est que ladite édition a été imprimée à Tours –hypothèse absurde dès lors que l’exil de Madame de Staël est alors terminé de longue date, mais hypothèse que l’on peut expliquer par l’intervention des grands imprimeurs-libraires Mame, pourtant établis à Paris… Quelques corrections s’imposent ici, y compris s'agissant du fait que la Bibliothèque nationale de France ne conserve évidemment (et heureusement!) pas le seul exemplaire connu de De l'Allemagne...

Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël-Holstein, De l’Allemagne, seconde édition, Tome premier [troisième], À Paris, chez H. Nicolle, à la Librairie stéréotype, rue de Seine n° 12; chez Mame frères, imprimeurs-libraires, rue du Pot-de-fer n° 14 (Imprimerie de Mame), MDCXIV (1814), 3 vol., [4-]XVI-348 + 387 p., [1] p. bl., [4-]415 p., [1] p. bl., 8°.

samedi 4 juillet 2015

Soutenance de thèse sur Descartes et ses livres

La soutenance de thèse de Madame Julia Roger, à Caen le 2 juillet dernier, a donné lieu à des discussions qui intéressent directement l’historien du livre. Le travail de Madame Roger portait sur Descartes et ses livres. L’édition comme geste philosophique. Il s’agissait de montrer comment la volonté d’être publié est essentiellement liée à la construction même de la pensée cartésienne. Selon un topos classique, Descartes se présente comme un ennemi des livres, parce que ceux-ci sont critiquables, voire néfastes, en tant que ne transmettant pas la vérité ultime. Dans le même temps, l’énoncé même du propos montre que, pour Descartes, le livre bénéficie d’un statut tout particulier: c’est précisément parce qu’il se présente sous la forme accomplie du livre imprimé que le texte devrait toujours rendre compte d'une vérité fondamentale.

On sait les choix spécifiques faits par le philosophe pour sa première publication, celle du Discours de la méthode à Leyde, chez Jan Mairé, en 1637: publier à l’étranger, mais avec un privilège royal accordé à l’auteur, et par celui-ci rétrocédé au libraire hollandais. Bornons-nous simplement à observer que la conjoncture éditoriale des années 1620-1630 est quelque peu spécifique en France, avec le procès contre Théophile de Viau et la reprise en mains des années 1623-1625: les auteurs en vue suivent des stratégies d’écriture et de publication susceptibles de les mettre à l’abri de la censure et de l’interdit.
Mais ce qui est le plus remarquable, chez Descartes, c’est le rôle qu’il adopte en tant qu’intellectuel, entendons en tant que philosophe et que penseur, et dans le même temps en tant qu’auteur attentif à toucher son public de la manière la plus efficace possible. Il donne en effet toute son attention aux conditions de publication de ses textes: choix de la langue et du titre (celui de Discours est à cet égard remarquable), jeu des caractères typographiques les uns par rapport aux autres (par ex. l’italique), préférence pour une certaine mise en pages, organisation des alinéas, développements du paratexte, dispositions prises pour l’illustration, etc. La particularité de Descartes est, en l’occurrence, celle d’attacher une grande importance moins à l’ampleur de son lectorat (toucher le plus de lecteurs possible), qu’au principe d’encadrer la lecture pour interdire toutes les interprétations erronées de ses textes.
Il est très intéressant d’observer que Descartes, lorsqu’il veut transmettre sa pensée en tant que pensée logique, développe sa démonstration selon la logique même de l’écriture alphabétique et selon l’organisation du discours: il illustre ainsi pleinement l'idée selon laquelle la rationalité «n’apparaît (…) que dans l’exercice langagier, et donc dans l’acte communicationnel» (Jürgen Habermas). La thèse développée par Madame Roger est celle selon laquelle la publication successive de ses différents titres par l’auteur (ordo edendi) reproduit le développement de la pensée cartésienne (ordo conoscendi) en tant que pensée-à-communiquer: même si l’argument nous semble trop radical, sa démonstration est l’occasion de présenter nombre d’observations et de remarques qui intéressent au premier chef l’historien du livre –sur le statut d’un auteur (d’abord anonyme) et sur le statut du public, sur les pratiques de lecture, sur la stratégie des éditions, rééditions, traductions et éventuellement contrefaçons, etc.
Le seul aspect qui fait presque complètement défaut à la thèse (mais auquel auquel l’historien du livre ne peut qu'être sensible...) concerne la problématique de la réception: les dispositifs complexes mis en œuvre par Descartes et par ses éditeurs ont-ils, en définitive, fonctionné, et dans quelle mesure? Avec Descartes, la démonstration est faite, selon laquelle l’écrit, plus encore l’imprimé, reçoit le rôle de premier forum sur lequel se développe la discussion savante: la question reste celle moins de savoir si cette discussion a effectivement eu lieu à propos de ses travaux, que de déterminer dans quelle mesure la réception des œuvres de notre auteur a été, ou non, orientée par les choix éditoriaux qu’il avait faits.
Voici donc une thèse au sens plein du terme –entendons, une thèse qui se présente, phénomène beaucoup trop rare, comme ayant effectivement une «thèse» à défendre, et qui procède sur la base d’une enquête très approfondie et conduite avec une parfaite honnêteté intellectuelle. Terminons en soulignant le fait que nous sommes, ici, devant un travail qui correspond à la définition même de l’herméneutique: considérer les énoncés (les discours) comme l’expression des intentions du locuteur / auteur ; mais aussi comme construits en vue de l’établissement d’une certaine relation entre le locuteur / auteur et l’auditeur / lecteur ; et, in fine, comme voulant exprimer et transmettre un discours à propos de quelque chose existant dans le monde. L’herméneutique, c’est l’étude du «langage au travail, c’est-à-dire [du langage] tel qu’il est utilisé par les participants pour accéder à la compréhension commune d’une chose, ou pour atteindre une même manière de voir» (Jürgen Habermas).
Une définition idéalement illustrée par l’exemple de Descartes –et par cette thèse exemplaire.

Julia Roger, Descartes et ses livres. L’édition comme geste philosophique, thèse de doctorat en philosophie, Caen, 2015, 2 vol. dactyl.
La thèse a été préparée sous la direction conjointe de Vincent Carraud, professeur de philosophie à l’Université de Paris IV, et de Gilles Olivo, professeur de philosophie à l’Université de Caen. Le jury était composé, outre les deux directeurs de thèse, de Messieurs Igor Agostini, professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’Université du Salento (Lecce), Jean-Robert Armogathe, directeur d’études honoraire à l’EPHE, et Frédéric Barbier, directeur d’études à l’EPHE.