mardi 8 septembre 2015

Daniel Mornet et les antidreyfusards

L’articulation entre l’économie du livre, les transformations de la société au sens le plus large, et le déclenchement de la Révolution de 1789, a fait l’objet de très nombreux travaux, dont l’un des plus anciens et des plus marquants reste, pour l’historien du livre, l'article consacré par Daniel Mornet aux «Enseignements des bibliothèques privées (1750-1780)» dans la Revue d’histoire littéraire de la France il y a maintenant plus d’un siècle (t. 17, 1910, p. 449-496). L’enquête poursuivie par la suite par l’auteur a atteint son point d’orgue avec le classique des Origines intellectuelles de la Révolution française (1ère éd., Paris, Armand Colin, 1933).
René Pomeau, dans sa préface donnée pour la réédition de ce titre après la Seconde Guerre mondiale (p. VI à XII), rappelle fort justement le contexte de sa publication:
1933, l’année où, en Allemagne, le national-socialisme s’emparait du pouvoir. En France, la crise économique, l’affaiblissement de la Troisième République (…), l’agitation entretenue par les émules des fascismes italien et allemand, avaient créé une ambiance passionnelle. Des doctrinaires poursuivaient le procès intenté aux «intellectuels» par Barrès et le partie antidreyfusard. Les mêmes, renforcés par d’autres, allaient jusqu’à mettre en accusation la Révolution française. Daniel Mornet se trouvait donc placé, par le choix de son sujet, sur le terrain d’une tumultueuse actualité…
Même dans des conjonctures moins difficiles que celle de 1933, l’historien reste nécessairement «fils de son temps». Son travail se donnera à lire par rapport à une actualité éventuellement envahissante, mais surtout (et c’est le cas général), sa recherche ne pourra s’élaborer et se développer qu’à partir d’une somme de connaissances et d’expériences résultant de l’itinéraire du chercheur, et donnée par l’environnement qui est le sien. Sans nous étendre sur les phénomènes de mode, la question de l’identité collective trouve par exemple une actualité nouvelle à l’heure de la mondialisation, de même que celle de la «révolution du livre» en trouve une à l’heure des nouveaux médias.
La condition du travail scientifique réside dans son objectivité, c’est-à-dire dans la mise en œuvre concertée de l’objectivisation: d’une part, l’objet observé et étudié par l'historien est éloigné de lui par une certaine distance temporelle, dont il est impératif d’avoir conscience; d’autre part, la recherche se fait à partir d’un lieu donné d’observation, et dans des conditions elles-mêmes spécifiques. Autrement dit, comme dans les sciences dites «dures», les résultats seront nécessairement relatifs, et changeront selon le lieu et les conditions de l’observation. Le rôle du chercheur n'est pas celui d'arriver à un savoir absolu, mais de tenir compte de ces phénomènes, dont la prise en considération conditionne absolument la valeur scientifique de son travail.
Bien entendu, l’objectivité implique aussi de ne pas instrumentaliser l’histoire pour la mettre au service de telle au telle préférence, et de ne pas en faire, en tant que telle, un sujet de polémique (ce qui est évidemment plus facile pour les périodes les plus anciennes). René Pomeau nous avertit encore, à propos du livre de Mornet: l’auteur eut le mérite de répudier l’esprit polémique…
Il ne s’agit pas là d’une pétition de principe, quand nous pensons combien, jusqu’à aujourd’hui, le souvenir de la Révolution, voire de la période qui suit jusqu’en 1815, reste controversé –sans même évoquer une figure comme celle de Robespierre, certainement l’une de celles cristallisant le plus des oppositions fondées en grande partie sur la méconnaissance et sur l’incompréhension. 
"Le Père Duchesne", sur la Constitution civile du clergé (exempl. BHVP)
Pour nous en tenir à l’histoire du livre, l’historien n’a pas, par exemple, à porter de jugement sur la confiscation des biens du clergé, s’agissant notamment des bibliothèques. Il s’en tiendra à expliciter les conditions dans lesquelles les événements ont eu lieu, et à développer certaines des conséquences, attendues ou non par les contemporains eux-mêmes, qui ont pu en découler selon les époques. Projet modeste, mais déjà suffisamment difficile, que celui d’abandonner des grilles de lecture toute faites et aujourd’hui toujours largement reçues: la confiscation des biens du clergé ressortirait de l’opposition à la croyance religieuse en général, et à l’Église catholique en particulier, ce qui en somme paraît logiquement en phase avec le développement de «Lumières» qui seraient elles-mêmes caractérisées par leur anticléricalisme.
Mais la confiscation a pour premier objectif celui de financer l’organisation d’un «culte public» (Georges Lefèbvre), alors que le clergé avait perdu ses ressources anciennes, au premier chef l’impôt de la dîme. D’une certaine manière, ses membres devront former un corps de fonctionnaires payés par le Trésor, ce qui va fondamentalement à l’encontre de l’idée selon laquelle il s’agirait de battre radicalement en brèche l’influence de la foi. Que les conditions de déroulement du processus changent ensuite très rapidement, et que l’anticléricalisme passe pour un temps à l’ordre du jour, ce n’est pas le lieu ici d’y insister.

Le rôle du chercheur est donc celui de faire émerger un certain nombre de phénomènes dont l’étude semble pertinente, et de fournir à ses contemporains les éléments de leur compréhension objective: dans quelles conditions les choses se sont passées, comment elles ont pu évoluer, dans quelle mesure on peut les connaître et les analyser –voire en tirer un certain nombre de conséquences pour le présent. Sans nous arrêter sur un autre problème également difficile, celui du «faire savoir» (comment rendre le discours historique intelligible pour les non-spécialistes, et comment y rendre sensible et y intéresser un public quelque peu élargi?), nous aboutissons à inverser l’axiome posé en commençant ce billet: certes, la prise en considération du présent et des conditions d’observation qu’il induit sur les phénomènes du passé constitue l’impératif catégorique de la recherche scientifique en histoire; mais, inversement, contribuer, si peu que ce soit, à une connaissance plus complète et mieux fondée de ce même passé, c’est se donner les moyens d’une meilleure compréhension du présent.
C’est peu de dire que c’est là un désidérata qui n'a aujourd’hui rien perdu de son actualité.

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