dimanche 12 avril 2015

Au pays des jésuites

Une trop brève visite de l’Argentine pousse d’entrée à prendre la mesure de l’espace. Après la découverte de Saint-Domingue par Christophe Colomb en 1492, les navigateurs progressent le long de la côte atlantique vers le sud. En 1516, Juan Diaz de Solis atteint le Rio de la Plata, et quatre ans plus tard, le détroit de Magellan est reconnu, l’objectif étant toujours celui d’ouvrir la «route des Indes». Mais la signature du traité de Tordesillas (1494) aboutira à octroyer une grande partie de la façade atlantique du sous-continent au roi de Portugal. L’empire espagnol, qui s’organise à partir de Mexico et de Lima, sera, en dehors de l’Amérique centrale, davantage orienté vers le Pacifique, de sorte que les relations de la métropole sont particulièrement compliquées avec les territoires de l’actuelle Argentine. Malgré le site admirable du Rio de la Plata, le pays progressivement conquis dépend administrativement de la vice-royauté du Pérou (à Lima), tandis que les conflits perdurent avec les indigènes: l’Argentine reste un espace géo-politique marginal, dont la situation retarde sensiblement la mise en valeur.
Entrée du collège de Montserrat, manzana jésuite de Córdoba
Alors que Buenos Aires, fondée par Pedro de Mendoza en 1536, a dû être un temps abandonnée face à l’hostilité des Indiens, Córdoba, à 700 km à l’intérieur des terres, est fondée par Cabrera sur la route de Bolivie en 1574 –mais ce n'est à l'origine qu'un hameau de quelques dizaines d'habitants. Son essor ne date en effet que de l’arrivée de l'ordre des Jésuites...
Les deux premiers Pères, Angulo et Burzana, ont débarqué au Rio de la Plata en 1587, avant que l’ordre de saint Ignace ne s’établisse officiellement en 1599. Son premier objectif concerne bien évidemment l’activité missionnaire, mais il s'investit aussi dans le domaine de l'éducation et de l’enseignement. L'organisation administrative de l'ordre se déploie, elle aussi, d'abord à partir du Pérou, avant que ne soit fondée, en 1607, la nouvelle province du Paraguay (Paraquaria): il s’agit d’un territoire immense, puisqu'il inclut le sud du Brésil, la Bolivie, le Paraguay, l’Uruguay, le Chili et la partie colonisée de l’Argentine. Sa capitale est située à Córdoba.
Ce véritable renversement de la géographie institutionnelle encadrant les colonies espagnoles de l'Atlantique sud constitue un événement d'importance stratégique pour leur développement futur. Le renversement sera couronné par la création de la vice-royauté du Rio de la Plata, détachée de la vice-royauté du Pérou, en 1776. 
À Córdoba, les Pères fondent un collège en 1610/1613, avec le programme d’une université, et qui sera effectivement reconnu comme telle dix ans plus tard (1622): l’institution fonctionne sous l’appellation de Haute École (Colegio Máximo), et c’est la seconde fondation de ce type en Amérique du Sud. Aujourd’hui, la «manzana jésuite» de Córdoba désigne un complexe de bâtiments comprenant l’église, la résidence des Pères, les établissements d’enseignement et la bibliothèque. L’Université de Córdoba a conservé ce siège historique, par ailleurs inscrit au patrimoine mondial de l’UNESCO. Sur le modèle d’une Haute École, elle incorpore d’ailleurs toujours deux collèges d’enseignement secondaire, dont celui de Montserrat, fondé en 1687 et qui reste abrité dans ses superbes bâtiments de 1782.
La Biblioteca Mayor aujourd'hui
Dès les origines, les Pères veulent créer une bibliothèque, qui sous-tendrait leurs activités pédagogiques. Sans doute plus que par des achats directs, lesquels sont rendus particulièrement difficiles par l’éloignement, la bibliothèque de l’Université s’accroît par des legs et par des dons: le fondateur de l’Université, le frère Hernando de Trejo y Sanabria (1554-1614), évêque du Tucumán, donnera sa bibliothèque personnelle, de même que le premier évêque de Buenos Aires, Mgr Pedro Carranza, en 1625. Un catalogue des fonds est dressé en 1757, sous le titre de Index librorum bibliothecae Collegii Maximi, catalogue qui dénombre quelque 3000 titres en 6000 volumes (il a été récemment et savamment publié par Alfredo Fraschini). L’étude statistique du fonds montre que, comme on pouvait s’y attendre, environ 60% des titres relèvent du domaine de la religion au sens large. La Libreria Grande, alias Biblioteca mayor, a succédé à l’ancienne bibliothèque des Jésuites après une période de confusion survenue lors la destruction de l’ordre en Amérique du Sud (1767): outre une partie des fonds de livres, les archives de la bibliothèque sont aujourd’hui toujours conservées.
Estancia de Alta Gracia: façade de l'église
Mais la présence jésuite dans la géographie de l’actuelle Argentine ne se limite bien évidemment pas à la manzana de Cordoba. Il existe aussi une manzana à Buenos Aires, et des témoignages de l'activité des jésuites dans beaucoup d'autres villes. On sait que, entre les Pères et les indigènes, les relations sont beaucoup plus équilibrées que dans le reste du pays où règne le système quasi-esclavagiste de l’encomienda, de sorte que les Jésuites peuvent commencer à organiser de manière efficace l’exploitation des terres. Les six estancias fondées par eux autour de Córdoba constituent chacune le centre de domaines agricoles spécialisées, dont les revenus abondent le budget de l’ordre. Parmi elles, celle d’Alta Gracia, fondée en 1643 et orientée vers la production textile (laine), a été remarquablement restaurée, et permet de se représenter le rôle économique, mais aussi culturel et religieux, de ces pôles d’activités combinant à la fois auto-subsistance et intégration très efficace dans un réseau de structures spécialisées.
Rappelons pour finir que les Jésuites avaient aussi établi les célèbres «Réductions» du pays guarani, et que la première presse à imprimer ayant fonctionné en Argentine était précisément localisée dans la réduction de Loreto, fondée en 1631 et devenue progressivement l’une des plus importantes du pays. On comprend facilement, non seulement que la position dominante des Jésuites leur valait beaucoup de concurrences et d’inimitiés, voire de franche hostilité, par ex. de la part des trafiquants d’esclaves contre lesquels ils luttaient. On comprend aussi que leur emprise sur des territoires considérables, et même que leur réussite, ont pu pousser le roi Charles III d’Espagne à les chasser, et à confisquer leurs biens, en 1767… 
PS- Une note, en passant. Je suppose que la traduction française de Cordoue ne vaut que pour la ville espagnole de ce nom. Je conserve donc Córdoba pour désigner son homonyme argentine. 
Billet suivant: Buenos Aires et les métamorphoses de la Bibliothèque nationale

2 commentaires:

  1. La plus belle et importante librairie jéduite du Brésil, à Salvador, n'a malheureusement pas survécu aux troubles des hommes et du temps. Bravo pour le journal de voyage.

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  2. Merci, chère Marisa! Tout cela donne des idées, pour des projets futurs. À bientôt. FB

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