samedi 27 septembre 2014

Modernité urbaine autour de 1500: la gloire de Bâle

La géographie historique (et la cartographie!) est toujours très riche en enseignements pour l’historien. Ainsi, au XVe siècle, une ville moyenne occupe une position exceptionnelle dans l’histoire de l’Europe: Bâle, au coude du Rhin, compte peut-être quelque 10 000 habitants dans la première moitié du siècle, mais elle est une Ville d’Empire (depuis 1025), qui contrôle à la fois la vallée et le pont (depuis 1226) du grand fleuve, la route de Genève et de France (Lyon), et les débouchés d’Italie par le lac des Quatre Cantons et par le Saint-Gothard. Rappelons qu’une Ville d’Empire bénéficie du privilège de se donner le régime politique qu’elle souhaite, et de s’administrer de manière autonome.
À partir de 1431 et pendant près de deux décennies, la tenue du deuxième (après Constance) concile œcuménique fait de Bâle la capitale de la chrétienté occidentale –Æneas Sylvius Piccolomini, le futur pape Pie II, est le secrétaire du concile. Non seulement les prince de l’Église, mais leurs familiers, les savants et les clercs, les fournisseurs de matières premières (papetiers…) et de services (copistes…), se rassemblent à Bâle, où une quantité d’initiatives sont prises, qui vont dans le sens d’une modernité fondée sur la lecture et sur la méditation. En 1460, la ville devient siège d’université et, peut-être une dizaine d’années plus tard, elle accueille ses premières presses à imprimer, celles de Berthold Ruppel, un ancien ouvrier de Gutenberg: l’ISTC recense quelque 860 titres publiés à l’adresse de Bâle avant 1501, soit une production globale que l’on peut estimer à 4 à 500.000 exemplaires mis en circulation en moins de cinquante ans.
L’université, et la richesse de l’environnement intellectuel de Bâle, jouent, comme on le sait, un rôle décisif dans l’installation des premières presses parisiennes. Johann Heynlin (1430/1433-1496) vient de Stein (Königsbach-Stein), près de Pforzheim, d’où il tire son surnom usuel: Jean de la Pierre, alias Johannes de Lapide. Après ses études à Leipzig, il entre en 1453 au collège de Sorbonne –dont la bibliothèque est alors une des plus riche, sinon la plus riche d’Europe. Nous le retrouvons à Bâle en 1464-1466. Guillaume Fichet, recteur de la Sorbonne, revient d’une mission diplomatique à Milan (1469-1470) convaincu de l’importance du nouveau média de l’imprimé, et il se rapproche de Heynlin pour mettre à exécution son projet d’installer des presses à Paris. L’Atelier de la Sorbonne commence à travailler cette même année grâce aux ouvriers recrutés par Heynlin à Bâle et dans la région du Rhin supérieur (Constance, Colmar et Stein). On sait en outre que Heynlin, après son doctorat en théologie soutenu à Paris, sera un temps enseignant à Bâle: il se retirera en définitive à la Chartreuse de Bâle, à laquelle il léguera sa bibliothèque personnelle de 257 volumes (dont 204 incunables). Parmi ses familiers, nous rencontrons Sébastien Brant, lui-même docteur utriusque juris de Bâle et professeur à l’université de cette ville.
Bâle sera surtout connue pour posséder un certain nombre d’ateliers majeurs, au premier chef ceux d’Amerbach et de Froben, célèbre dans toute l’Europe humaniste comme l’ami d’Érasme, et l’éditeur de son Nouveau Testament. Dans l’intervalle, en 1501, la ville est entrée officiellement dans la nouvelle confédération des cantons suisses, et elle passe officiellement à la Réforme en 1528-1529. Nous reviendrons sur la cas exceptionnel de la bibliothèque des Chartreux de Bâle, mais concluons pour aujourd'hui: aux antipodes d’un modèle centralisé à la française, Bâle offre, jusqu’à aujourd’hui, un exemple idéaltypique de la modernité impulsée par une forme d’autonomie administrative, par la richesse capitaliste, et par le contrôle de réseaux multifonctionnels qui s’étendent à la plus grande partie de l’Europe occidentale. 

Johann Helmrath, Das Basler Konzil, 1431-1449: Forschungsstand und Probleme, Köln, Wien, Böhlau Verlag, 1987 («Kölner historische Abhandlungen»).
Frédéric Barbier, «Émigration et transferts culturels : les typographes allemands et les débuts de l’imprimerie en France au XVe siècle», dans Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Comptes rendus, janv.-mars 2011, p. 651-679.

vendredi 19 septembre 2014

Colloque d'histoire du livre et des bibliothèques à Strasbourg

COLLOQUE INTERNATIONAL 
STRASBOURG, LE LIVRE ET LES BIBLIOTHEQUES, XVe-XXIe SIECLE

 
 
Lundi 13 octobre 2014
Maison interuniversitaire des Sciences de l’homme- Alsace
allée du Général Rouvillois, Strasbourg
Salle des conférences 

À partir de 9h Accueil des participants
 
9h30 Ouverture du colloque, par Madame Christine Maillard, directrice de la MISHA), Monsieur Alain Béretz, président de l’Université de Strasbourg, et Monsieur Albert Poirot, administrateur de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg (sous réserves) 

Première séance, sous la présidence de Monsieur István Monok, professeur à l’Université de Szeged, directeur général des Archives et Bibliothèques de l’Académie des sciences de Hongrie
10h Rémy Casin, conservateur de la Bibliothèque des Dominicains (Colmar) La bibliothèque de Ludwig Ber (1479-1554), théologien bâlois et ami d'Érasme
10h30 Georges Bischoff, professeur à l’Université de Strasbourg
La commanderie Saint-Jean de l'Ile verte et sa bibliothèque, une « maison des sciences humaines » (et divines) à la veille de la Réforme
11h Jonas Kurscheidt, doctorant, Centre d’études supérieures de la Renaissance (Tours)
Une nouvelle Nef des folz à Strasbourg ? Réflexions autour de la version strasbourgeoise du Narrenschiff de 1494/95
11h30 Ursula Rautenberg, professeur, titulaire de la chaire de Buchwissenschaft à l’Université d’Erlangen-Nuremberg
Straßburger Buchhändler und Straßburger Buchhandel von Johann Mentelin bis um 1550

Deuxième séance, sous la présidence de Monsieur Hans-Jürgen Lüsebrink, professeur à l’Université de Saarbrücken
14h30 Edoardo Barbieri, professeur à l’Université catholique de Milan et directeur de La Bibliofilia
Francesco Negri à Strasbourg et sa traduction du Turcicarum rerum commentarius de Paolo Giovio (1537)
15h István Monok, professeur à l’Université de Szeged, directeur général des Archives et Bibliothèques de l’Académie des sciences de Hongrie
L'édition en Alsace et le royaume de Hongrie, 1480-1620
15h30 Sabine Juratic, chargée de recherche au CNRS, docteur de l’EPHE
La librairie strasbourgeoise et Paris à l’époque des Lumières
16h Pause
16h15 Emmanuelle Chapron, maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille, membre de l’Institut universitaire de France
Strasbourg et la librairie scolaire au XVIIIe siècle
16h45 Claire Madl, bibliothécaire du CEFRES (Prague), docteur de l’EPHE
Strasbourg et l’exportation des livres vers l’est de l’Europe au XVIIIe siècle

17h30 Frédéric Barbier (USIAS), Florence de Peyronnet-Dryden (Berger-Levrault), Christophe Pouthier (Berger-Levrault)
Conférence publique : Berger-Levrault, un libraire éditeur strasbourgeois, entre hier, aujourd’hui et demain


Mardi 14 octobre 2014
Bibliothèque nationale et universitaire
6, Place de la République, Strasbourg
Auditorium

Troisième séance, sous la présidence de Monsieur Albert Poirot, administrateur de la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg
9h Dorothée Rusque, doctorante de l’Université de Strasbourg, EA 3400 ARCHE La collection de livres de Jean Hermann : construire et organiser le savoir naturaliste au XVIIIe siècle
9h30 Hans-Jürgen Lüsebrink, professeur à l’Université de Saarbrücken
Les Œuvres (Strasbourg 1784) de Valentin Jamerey-Duval – une édition strasbourgeoise à la croisée des cultures
10h Marie-Claire Boscq, docteur de l’UVSQ
Les bibliothèques de Strasbourg et leurs catalogues à travers la tourmente révolutionnaire
10h30 Pause
10h45 Nicolas Bourguinat, professeur à l’Université de Strasbourg, directeur de l’équipe ARCHE
Le livre à Strasbourg sous le Premier Empire
11h15 Annika Haß, doctorante de l’Université de Saarbrücken et de l’EPHE, attachée de recherche à l’Université de Saarbrücken
Un libraire fournisseur des grandes bibliothèques européennes: Treuttel et Würtz

 Quatrième séance, sous la présidence de Monsieur Yann Sordet, directeur de la Bibliothèque Mazarine
14h Andrea De Pasquale, directeur général de la Bibliothèque nationale centrale de Rome
Gloire à Gutenberg : fêtes et commémorations à Strasbourg et en Europe pour commémorer l’invention de l'imprimerie
14h30 Laurence Buchholzer, maître de conférences à l’Université de Strasbourg
La Kaiserliche Universitäts-und Landesbibliothek de Strasbourg : dons et échanges avec les bibliothèques allemandes (1871-1918)
15h Pause
15h15 Daniel Baric, maître de conférences à l’Université François Rabelais de Tours
Naissance et développement d'une dualité fonctionnelle nationale et universitaire dans le contexte européen : une comparaison entre la BNU de Strasbourg et la Bibliothèque nationale et universitaire de Zagreb
15h45 Marisa Midori Deaecto, professeur à l’Université fédérale de Sao Paulo
Arthur de Gobineau et l'Interrègne brésilien (avril 1869 - mars 1870)
16h30 Visite de la Bibliothèque nationale et universitaire


Mercredi 15 octobre 2014
Médiathèque André Malraux
1, Presqu’île André Malraux, Strasbourg
Salle des conférences

Cinquième séance, sous la présidence de Monsieur Gérard Boismenu, doyen de la Faculté des Arts et Sciences, Université de Montréa
9h Catherine Maurer, professeur à l’Université de Strasbourg
Les bibliothèques de Strasbourg pendant la deuxième annexion allemande (1941-1944)
9h30 Agnès Callu, chercheur associé permanent au CNRS-Institut d'histoire du temps présent
Paul Hartmann : histoire intellectuelle d'un itinéraire éditorial
10h Pause
10h15 Guylaine Beaudry, directrice et bibliothécaire en chef, Bibliothèques, Université Concordia (Montréal)
D’un monde à l’autre : état et avenir des bibliothèques à l’aube du XXIe siècle
10h45 Yves Lehmann, professeur à l’Université de Strasbourg
Le réseau des bibliothèques EUCOR : avènement, développement, prolongements
11h15 Frédéric Barbier, membre de l’USIAS
Conclusions du colloque
11h45 Visite du fonds ancien de la Médiathèque André Malraux

 Colloque organisé par l’Université de Strasbourg, Institut d’études avancées (USIAS),
avec la participation de
Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg
École nationale des chartes (Paris) Université de Strasbourg, équipe ARCHE
Fondation Berger-Levrault (Paris)
Ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche du Brésil (Brasilia)
Université de Strasbourg

Participation ouverte à tous, dans la limite des places disponibles.
Les informations figurant sur cet avant-programme sont données sous toutes réserves.

mercredi 10 septembre 2014

Une histoire de buzz...

Qui ne connaît, aujourd’hui, le terme de buzz, dont l’usage quotidien par une certaine population semble limiter l’acception au seul champ politico-médiatique (pour le sens commun, le buzz, c’est plus ou moins ce qui fait du vent), mais pour lequel l’historien aurait un certain nombre d’autres exemples d’application à proposer –l’historien en général, et l’historien du livre en particulier. Accessoirement (mais est-ce si accessoire?), le buzz peut être source de véritable connaissance.
La soutenance toute récente de la belle thèse que Veronica Massai a consacrée à Angelo Gatti (Pise, Scuola Normale Superiore) éclairera notre propos. Voici en effet un jeune homme, Gatti, né sans aucune fortune dans le Muggello en 1724, qui accomplit son cursus de médecine à Pise, mais qui en définitive réussit à s’imposer au niveau européen comme le chantre de l’inoculation contre la variole. La première marche, dans cette conquête du succès, réside dans la venue de Gatti à Paris, en 1760 –le rôle de la capitale française ne saurait ici être sous-estimé. La seconde marche est franchie, probablement grâce aux compétences de Gatti, mais grâce aussi à son sens des relations sociales, et au rôle de quelques intermédiaires particulièrement bien placés, tel que l’abbé Morellet dans les milieux «philosophiques», et le duc de Choiseul (Choiseul-Stainville) du côté de la plus haute noblesse, et du «monde».
À Pise, sur la Piazza dei Cavallieri, l'École normale supérieure
Gatti se lance en effet comme «inoculateur» des plus grands personnages, mais ce n’est pas sur cet aspect de son action que nous voulons ici nous arrêter. En effet, la question de la «petite vérole», alias la vérole, est à l’ordre du jour depuis quelques décennies en Europe, d’abord en Angleterre, puis en France et dans les autres États du continent. La carrière de Gatti se construit en partie sur l'omniprésence de ce souci, en partie aussi sur la maîtrise d’une politique de publication bien réfléchie. Le premier texte qu'il donne est celui de la Lettre de M. Gatti…,  à [Paris, s. n.] en 1763, lettre pour la rédaction de laquelle l’auteur, qui ne maîtrisait pas assez bien le français, aurait obtenu l’aide de l’abbé Morellet. Par ailleurs, d’Hémery nous apprend que cette publication bénéficie d'une permission tacite...
Il est possible que Gatti ait, dans un second temps, donné en 1764 une courte pièce, sous le titre d’Éclaircissement sur l’inoculation de la petite vérole, à la fausse adresse (remarquable!) de Bruges, mais imprimée à Paris: le titre figure en effet dans la bibliographie, et notamment dans La France littéraire de Johann Samuel Ersch (Hamburg, Hoffmann, t. II, 1797). Un titre analogue, mais légèrement différent, est annoncé par les Affiches, annonces et avis divers du 1er août 1764 (Nouveaux éclaircissements sur l’inoculation…). L’enquête reste en l’occurrence ouverte, sur l'identification exacte de ces deux opuscules.
Peu après, voici le premier grand livre de Gatti, constitué par les Réflexions sur les préjugés qui s'opposent au progrès et à la perfection de l'inoculation…, un texte dans la rédaction duquel l’abbé Morellet a possiblement à nouveau joué un rôle. Les Réflexions sont données à la fausse adresse de Bruxelles, et à Paris, chez Musier fils (quai des Augustins), en 1764. Puis viennent, à la même adresse mais en 1767, les Nouvelles réflexions…, dont d’Hémery nous apprend qu’elles sont sorties, toujours munies d'une permission tacite, à la date du 30 avril. Tous ces titres font l’objet de comptes rendus, favorables ou violemment opposés, dans les grandes revues du temps, le Journal des savants, le Journal encyclopédique, le Journal de Trévoux, etc., et elles apparaissent dans les principales correspondances, à commencer par celle de Grimm.
Il faudrait encore prendre en considération les possibles attributions à Gatti de pièces publiées de manière anonyme, mais, surtout, il faudrait revenir plus longuement sur la problématique de la médiatisation, laquelle se prolonge avec les publications ou les traductions à l’étranger. Publications en anglais (Gatti fait d’ailleurs le voyage de Londres), mais aussi en italien (à Venise) et en allemand (à Hambourg d’abord, avant une seconde édition à Brême). La problématique de la traduction serait évidemment à envisager ici (nous n’en avons pas la possibilité dans le cadre de ce billet), mais on ne peut que souligner le fait que l’exemplaire de Gatti le plus diffusé en Italie semble bien être celui d’une contrefaçon milanaise, celle-là en français, et réalisée en 1767.
Il y aurait encore bien d’autres choses à dire, par rapport à la bio-bibliographie de Gatti, mais on comprendra mieux, désormais, pourquoi nous écrivions, il y a quelques semaines, que nous n’étions pas réellement adepte d’une histoire des idées, des sciences et des pratiques savantes qui se limiterait au monde des concepts, et qui serait totalement déconnectée de l’économie du média –déconnectée du biais, par lequel les idées circulent, se forment, et éventuellement… se déforment. Concluons tout simplement, en soulignant deux points: les querelles et autres campagnes d'idées ne peuvent pas, sous l'Ancien Régime, être plus dissociées de leurs supports (l'écrit, ou l'imprimé) que de leurs pratiques; et , comme le montre l'exemple de Gatti, l'élaboration plus ou moins consciente du
«buzz» n'implique nullement que le contenu soit sans valeur intellectuelle, ou scientifique...  

jeudi 4 septembre 2014

Globalisation, langue anglaise et histoire du livre (congrès de l'ENIUGH)

À l'occasion du IVe congrès ENIUGH (European Congress on World and Global History), qui se tiendra à partir du 4 septembre à l'ENS, 45 rue d'Ulm à Paris, nous nous autorisons quelques remarques sur l'articulation entre globalisation, histoire du livre, et économie de l'édition. Un des souhaits de l'historien n'est-il pas que l'expérience du passé permette de mettre en perspective et éclaire certains des problèmes du présent?
De fait, la globalisation n’est pas chose nouvelle: du moins ce phénomène n’a-t-il rien de radicalement nouveau en ce qui concerne l’histoire de la «librairie» depuis la fin du Moyen Âge. Il en va de même de la problématique de la langue de publication, à laquelle Histoire et civilisation du livre avait il y a plusieurs années consacré un dossier spécial («Les langues d’impression», 2008, 4e livraison), alors même que le thème émergeait à peine dans le champ de l'historiographie générale. 
Sur le plan historique, la «librairie» est presque nécessairement une librairie intégrée, et cela dès le XVe siècle, ne serait-ce que parce qu’il s’agit d’une activité hautement capitalistique. Nous connaissons déjà à l'époque incunable des accords entre libraires résidant dans des villes parfois très éloignées (par ex. entre Nuremberg, voire Vienne, et Strasbourg), accords dont l'objet principal  est probablement de permettre aux professionnels de limiter les coûts de production tout en contrôlant plus efficacement une partie de leur diffusion.
La globalisation joue aussi à plein avec la diffusion des nouvelles techniques d’imprimerie, d’abord en Europe, puis dans l’Amérique espagnole: les premières universités et les premiers ateliers typographiques d'outre-mer sont fondés au XVIe siècle à Lima et à Mexico
La globalisation s’accentue, et c’est peut-être le premier temps d’une globalisation «en soi», avec l’intégration géographique qui se développe en Occident au XVIIIe siècle, et qui introduit la logique en partie nouvelle de la délocalisation en fonction des conditions de production et de diffusion (pour la librairie française, il s’agit notamment du système célèbre des «presses périphériques»). Un autre exemple idéaltypique pourrait être ici celui de l’intégration de Saint-Pétersbourg et de la Russie dans les réseaux des Lumières occidentales, donc aussi dans les réseaux de la librairie. Mais, toujours et partout, on observe, et jusqu'à aujourd'hui, une tension entre l’ouverture (la globalisation) et les efforts en vue d’instaurer un contrôle sur la production et sur la circulation des contenus.
Sur le fond, les axes d’analyse sont doubles. On se placera d'abord du point de vue de l’historien, pour envisager une histoire de la «librairie» dans le cadre de la globalisation et de la mondialisation. Mais on pourra aussi privilégier le point de vue du professionnel de l’édition, et voir comment la globalisation d’aujourd’hui influe sur une certaine manière de travailler de la part du chercheur scientifique. En fait, il conviendrait d’autant plus de nous situer à la rencontre des deux interrogations, que l’historien, comme l’auteur en général, a tendance, quand il prépare et rédige son texte, à prendre plus ou moins implicitement en considération les conditions de fonctionnement du marché éditorial susceptible de correspondre à ce texte: du fait que l’on vise a priori un certain public, le texte correspondra à un certain modèle sur le plan du contenu formel (y compris la langue) et intellectuel, et non pas sur le seul plan de la mise en livre.
Venons-en maintenant plus directement à la question de la langue.
1) La «librairie» médiévale était une librairie «globale», parce qu’elle correspondait surtout à une librairie en latin (donc, une langue transnationale), et parce qu'elle s’adressait principalement à une communauté elle-même transnationale, celle de l’Église catholique romaine. À tous les niveaux, les structures d’enseignement, jusqu’aux universités, sont en effet liées au monde des clercs et à l’Église. Cette caractéristique continue à fonctionner au XVIe siècle, quand la «grande librairie» se déploie autour d’un certain nombre de places commerciales, au premier rang desquelles vient Francfort, centre des foires de la librairie européenne en latin.
2) Mais cette structure initiale s’affaisse progressivement, le latin cédant peu à peu la place aux différentes langues vernaculaires. Le phénomène est très précoce en France où, pour des raisons politiques, le roi (à partir surtout de Charles V) et les grands appuient le développement d’une littérature et d’une production de livres en français (les «romans», mais aussi les traductions des classiques de l'Antiquité, comme Aristote, etc.). Le même processus se déploie dans les pays germanophones, mais sur la base d’une logique toute différente, dans laquelle le facteur clé serait sans doute à trouver du côté d’une alphabétisation plus largement répandue: lorsque, en 1494, Sébastien Brant cherche à toucher par son livre de morale un public le plus large possible, il rédige son Narrenschiff d’abord en allemand, ce qui semble alors une nouveauté très remarquable.
3) À partir du XVIe siècle et surtout à partir de la Réforme (dont les origines peuvent aussi se donner à comprendre dans cette perspective), le schéma change de plus en plus profondément. C’est la langue vernaculaire qui s’impose, et il se constitue, pour paraphraser Fernand Braudel, des «librairies-mondes», qui fonctionnent pour l’essentiel en autarcie, et qui se structurent autour de la langue «commune». Il existe ainsi, depuis le XVe siècle, une «librairie française», là où l’essor de la «librairie allemande» sera brisé par la catastrophe de la Guerre de Trente ans, et ne reprendra que très progressivement, dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
Le fait que le glissement de la langue véhiculaire principale se poursuive, du latin au français, puis à d’autres langues européennes, et aujourd'hui à l’anglais, n’empêche nullement ces «librairies-mondes» de perdurer, et de se structurer comme des ensemble plus ou moins clos. La caractéristique de fond réside à nos yeux dans l’élargissement progressif de l’accès au média, élargissement qui entraîne une montée en puissance du vernaculaire (parlé par le plus grand nombre), la «librairie internationale» ne pouvant jamais toucher qu’une proportion  minime du public potentiel. L’organisation du marché et la chronologie jouent aussi un rôle discriminant. L’intégration géographique (qui fait que Saint-Pétersbourg devient une capitale européenne au tournant du XVIIIe siècle) introduit paradoxalement une diversité plus grande selon les géographies où l’on se trouve: on voit, par exemple, la librairie d’Europe centrale rester beaucoup plus attachée au latin comme langue véhiculaire, voire comme langue d’édition, que ne le sera au même moment une librairie occidentale bien plus avancée dans la modernité.
Un autre  point intéresse l’historien du livre: en dehors de l’histoire spécifique de la «librairie anglaise», l’anglais ne joue qu’un rôle très secondaire comme langue véhiculaire en Europe jusque dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, quand son apprentissage commence à progressivement se répandre au sein des catégories les plus privilégiées. En Bohème comme en Russie, comme dans le royaume de Hongrie, les romans anglais sont jusque dans les années 1800 lus d'abord dans leurs traductions françaises ou allemandes.
Entrons-nous aujourd’hui dans la logique d'une nouvel «librairie globalisée» dont l’anglais serait le principal vecteur? La réponse sera d’autant plus nettement positive, que nous sommes aussi face à une reconfiguration très profonde du système des médias (la «troisième révolution du livre»), et que le premier vecteur des NTIC est de très loin l’anglais. Et comme, en application du théorème de Mathieu, on ne prête qu’aux riches (ne serait-ce que par le poids relatif des différents marchés), le déséquilibre va s’accentuant: l’anglais est largement traduit dans d’autres langues, mais les œuvres rédigées dans ces langues ne font que beaucoup plus rarement l’objet de traductions en anglais.
Permettons-nous de conclure –et d’ouvrir la discussion éventuelle– sur une double réserve. D'abord, il existe toujours aujourd'hui des «librairies-mondes», qui fonctionnent de manière largement autonome, et dont le poids est très important, non seulement en Europe (à commencer par la librairie allemande), mais surtout en Asie, avec au premier chef les exemples du Japon et de la Chine.
D'autre part, dès lors que nous voulons aborder le champ de l’histoire comparée, du transnational et de la globalisation, la connaissance d’un certain nombre de langues est impérative pour le chercheur. Nous sommes tout particulièrement bien placés en Europe pour le savoir et, par exemple, en histoire du livre (mais aussi en histoire de l’art et en histoire des idées), la connaissance de la bibliographie italienne ou allemande reste, selon les époques où l’on se place (mais jusqu’au milieu du XXe siècle au moinsl), un impératif scientifique –pour ne rien dire d’autres géographies, celle des mondes hispaniques ou encore celle des mondes slaves.
Comme le latin au XVe siècle, l’anglais est aujourd’hui indispensable pour la communication scientifique, mais la compréhension historique des phénomènes suppose d'autant plus de disposer d’un certain bagage de connaissances et d’une certaine… connaissance des autres langues, et des autres cultures. La traduction est une commodité, mais elle reste un pis-aller, et elle ne remplacera jamais l'appropriation directe des textes dans leur langue et dans leur environnement d'origine.