dimanche 29 septembre 2013

En 1813-1814, un épisode de l'histoire du livre et des idées

La publication par Madame de Staël (1766-1817) de De l’Allemagne constitue un dossier étudié de longue date par les chercheurs, surtout du point de vue de l'histoire littéraire et de l'histoire des idées. Mais il intéresse aussi très directement l’historien du livre, notamment par les particularités que présente la première édition.
Fille de Necker et épouse du baron Erik Magnus von Staël-Holstein, ambassadeur de Suède à Versailles (1786), Madame de Staël prend d’abord la succession du brillant salon tenue par sa mère à Paris. Ses démêlés avec les pouvoirs qui se succèdent en France à partir de 1789 témoignent du statut d’une personnalité qui réunit à son entour les figures marquantes du parti modéré. À la suite de la mort de son mari (1802), elle s’installera pour de longs séjours à Genève et à Coppet, pour y poursuivre son action.
Les Lumières, ont le sait, tournent aussi leurs regards vers le nord, de Berlin à Stockholm et à Saint-Pétersbourg, et les curiosités envers l'Allemagne commencent peu à peu à se faire plus vivaces en France. Madame de Staël commence précisément à étudier l’allemand en 1800, et elle visite l’Allemagne à deux reprises: d’abord avec Benjamin Constant, de novembre 1803 à avril 1804, quand elle rassemble des éléments en vue de donner des Lettres sur l’Allemagne; puis en 1807-1808, alors que son futur livre prend davantage forme dans son esprit. Le livre est attendu aussi impatiemment en Allemagne qu’en France, quand il commence à être mis sous presse à Paris dans les premiers mois de 1810.
Toujours interdite de séjour à Paris, Madame de Staël cherche pourtant à se rapprocher de la capitale pour faciliter les communications avec le libraire. Elle réside d'abord au château de Chaumont-s/Loire, propriété de Le Ray de Chaumont, où on lui envoie les épreuves à corriger (avril 1810), et où elle reçoit régulièrement des visites. Les Nouvelles littéraires et politiques (de Mannheim) signalent ainsi (n° 127, Mannheim, 8 mai 1810, «Paris, du 3 mai»):
M. le professeur Auguste Wilhelm Schlegel est venu faire un séjour de trois jours à Paris pour inspecter la traduction qu’il y fait faire de son art dramatique. Il en est reparti pour aller joindre Mme de Staël à Chaumont, dans une terre de M. le Rey, près de Blois. Il paroît que cette dame se dispose à s’embarquer incessamment pour l’Amérique. Y séjournera-t-elle? Passera-t-elle des États-Unis dans quelque autre pays? C’est ce qu’on ignore. L’un de ses fils doit l’y précéder.
Rappelons ici que Jacques Donatien Le Ray de Chaumont avait joué un rôle très important dans le séjour de Franklin à Passy. C’est son fils, également prénommé Jacques Donatien, qui accueille Madame de Staël en 1810 –et lui-même s’établira plus tard aux États-Unis. La correction des épreuves se poursuivra un temps chez les Salaberry à Fossé, près de Blois,
Les Nouvelles littéraires et politiques annoncent, le 5 octobre, la sortie imminente du livre, à Paris chez Nicolle. Mais Fouché a été remplacé à la Police par le général Savary, cet «homme secondaire» (pour reprendre les propres termes de Napoléon) mais qui avait pour lui de remplir sans état d’âme les missions les moins recommandables (ce que l’empereur appelait «un homme d’énergie, de zèle et d’exécution»). Le nouveau ministre ordonne aussitôt que Madame de Staël quitte la France, et qu’elle lui remette les manuscrits et les épreuves de son livre. Le 11 octobre, la police détruit les formes typographiques chez l’imprimeur et, les 14 et 15, le stock d’exemplaires est pilonné. L’auteur se retire alors à Genève et à Coppet. Elle expliquera:
Cliché 1
Au moment où cet ouvrage allait paraître, et lorsqu'on avait déjà tiré les dix mille exemplaires de la première édition, le ministre de la police, connu sous le nom du général Savary, envoya ses gendarmes chez le libraire, avec ordre de mettre en pièces toute l'édition, et d'établir des sentinelles aux diverses issues du magasin, dans la crainte qu'un seul exemplaire de ce dangereux écrit ne pût s'échapper. Un commissaire de police fut chargé de surveiller cette expédition, dans laquelle le général Savary obtint aisément la victoire; et ce pauvre commissaire est, dit-on, mort des fatigues qu'il a éprouvées, en s'assurant avec trop de détail de la destruction d'un si grand nombre de volumes, ou plutôt de leur transformation en un carton parfaitement blanc, sur lequel aucune trace de la raison humaine n'est restée; la valeur intrinsèque de ce carton, estimée à vingt louis, est le seul dédommagement que le libraire ait obtenu du général ministre.
Au moment où l'on anéantissait mon livre à Paris, je reçus à la campagne l'ordre de livrer la copie sur laquelle on l'avait imprimé, et de quitter la France dans les vingt-quatre heures. Je ne connais guère que les conscrits, à qui vingt-quatre heures suffisent pour se mettre en voyage; j'écrivis donc au ministre de la police qu'il me fallait huit jours pour faire venir de l'argent et ma voiture (Préface, éd. 1814, p. III-IV). 
Suzanne Balayé précise que la destruction de son livre marque pour Madame de Staël le point de non retour: il est impossible de continuer à travailler en demeurant dans la partie de l'Europe dominée par Napoléon. Elle reste d’abord à Coppet, où elle a réussi à faire passer un (peut-être deux) jeu d’épreuves, et un exemplaire du manuscrit. Friedrich Schlegel en aurait de son côté mis un autre jeu en sûreté à Vienne, tandis que les Göttingische gelehrte Anzeigen expliqueront, en 1814, qu’un exemplaire de la première édition est aussi arrivé dans cette ville (26 fév. 1814, p. 329-342): il ne semble pourtant pas figurer dans le catalogue de la bibliothèque (SUB Göttingen).
Mais, en 1812, Madame de Staël abandonne Coppet pour Vienne (6-22 juin), Brünn/Brno, Olmütz et Brody (en Galicie autrichienne), puis Moscou et Saint-Pétersbourg (août), et enfin Stockholm, où elle demeure plusieurs mois avant de gagner Londres. La deuxième édition de De l’Allemagne, qui sera de fait la première, sort chez Murray en novembre 1813, à la double adresse, en partie fictive, de Paris, H. Nicolle; Londres, John Murray (3 vol., 8°), mais pratiquement aucun exemplaire ne peut en passer sur le Continent.
Quelques semaines après la première abdication, l'auteur est enfin de retour à Paris (12 mai 1814), où De l’Allemagne est aussitôt publiée, y compris la préface anglaise du 1er octobre 1813 (cliché 1). Cette préface (p. I-XVI) constitue un document de l’histoire du livre et de l’histoire littéraire, puisqu’elle reprend avec précision l’histoire de l’édition. Par ailleurs, le texte même comporte, au fil des pages, l’indication des passages supprimés par la censure, et ici insérés entre guillemets avec une note infrapaginale (cliché 2).
Le livre est annoncé dans la Bibliographie de la France du 21 mai 1814: «ensemble de 72 feuilles (…), prix 18f» (p. 100, n° 620 ). C’est cette édition, la première édition française, qui permet une première diffusion des idées de l’auteur en dehors de l’Angleterre. La réception est très favorable, comme l’explique Sismondi: le livre
a un succès très général et qu’il ne faut point juger d’après quelques attaques de journalistes. On le lit en ce moment à Paris avec passion.
Deux siècles plus tard, De l'Allemagne est en effet devenu un classique.
Cliché 2

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Anne Louise Germaine Necker, baronne de Staël Holstein, De l’Allemagne, seconde édition, Tome premier [troisième],
À Paris, chez H. Nicolle, à la Librairie stéréotype, rue de Seine n° 12; chez Mame frères, imprimeurs-libraires, rue du Pot-de-fer n° 14 (Imprimerie de Mame), MDCXIV (1814), 3 vol., [4-]XVI-348 + 387 p., [1] p. bl., [4-]415 p., [1] p. bl., 8°.

Bibliogr. Carteret II, 342. Clouzot, 255.‎ Lonchamp, 95-6.
Maurice Levaillant, « La suppression du livre De l’Allemagne en 1810 », dans Mélanges Edmond Huguet, p. 411-430. Madame de Staël et l’Europe. Colloque de Coppet (18-24 juillet 1966) organisé pour la célébration du deuxième centenaire de la naissance de Madame de Staël…, Paris, Klincksieck, 1970.

mercredi 25 septembre 2013

Histoire des bibliothèques: nouvelle publication

En librairie, aujourd'hui 25 septembre:
Frédéric Barbier, Histoire des bibliothèques, d’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles,
Paris, Armand Colin, 2013,
304 p., ill. («Coll. U»)
EAN 9782200274405

Aujourd’hui, où nous sommes plongés dans la «troisième révolution du livre», la révolution des nouveaux médias, la question des bibliothèques se pose dans des conditions largement nouvelles. Pourtant, les bibliothèques et les collections de livres n’intéressent pas seulement le présent, et leur histoire est intrinsèquement liée à l’histoire même de la pensée et de la civilisation occidentales Lire la suite en ligne

Sommaire de l’ouvrage
Introduction- La bibliothèque : les mots et les choses
Chapitre 1- Les origines antiques
Chapitre 2- Le temps de Dieu (VIe siècle-968)
Chapitre 3- Émergence de la modernité (968-1439)
Chapitre 4- Le temps de l’homme (1439-1545)
Chapitre 5- L’innovation baroque (1545-1627)
Chapitre 6- Les bibliothèques et l’invention de l’absolutisme (1627-1719)
Chapitre 7- L’utilité comme impératif (1719-1789)
Chapitre 8- Le public et les bibliothèques, entre révolutions et industrialisation (1 : 1789-1851)
Chapitre 9- Le public et les bibliothèques, entre révolutions et industrialisation (2 : 1851-1914)
Conclusion- Hier et demain : histoire des bibliothèques
Bibliographie sélective
Table des illustrations
(Ci-dessus) Fresque commémorative illustrant le sauvetage des livres de  la bibliothèque du Collège calviniste de Debrecen, par les élèves, lors d'un incendie en 1802. Une vue de cette bibliothèque a été choisie pour illustrer la couverture de l’ouvrage.

vendredi 20 septembre 2013

Mondialisation et histoire du livre 3/3

[Suite, et conclusion, de nos billets des 21 juillet et 4 août derniers]
C’est cet équilibre séculaire qui tend à se déplacer, surtout dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, jusqu’à se trouver complètement bouleversé avec la «seconde révolution du livre», celle de la librairie de masse et de l’industrialisation –quand nous sortons précisément peu à peu de la «librairie d’Ancien Régime».
Le facteur central concerne la progressive montée en puissance, dans les grandes nations occidentales, d’un marché de l’imprimé de plus en plus large sur le plan sociologique, et qui s’accompagne logiquement d’une domination appuyée, voire d’une omniprésence, des titres en vernaculaire –français, italien, anglais, allemand, espagnol, mais aussi les autres langues– par rapport au latin. Dans le même temps, la problématique de la nationalité et de l’identité pousse à la définition de langues et de littératures «nationales» qui renforcent ce phénomène d’autonomisation des différents marchés. Dans un grand nombre de pays, on fonde aussi des «bibliothèques nationales», dont l’un des objectifs majeurs sera celui de constituer le conservatoire de la tradition écrite et imprimée de la collectivité, donc de prendre en charge la gestion du dépôt légal, éventuellement la publication d’une bibliographie courante et rétrospective, etc. (voir l'exemple du Brésil).
La problématique de la mondialisation se trouve dès lors complètement reconfigurée, qu’il s’agisse du commerce international du livre, de l’économie de la traduction, ou encore de l’emploi de certaines langues plus usuelles au niveau international.
Nous assistons, d’abord, à la mise en place d’un cadre réglementaire de l’économie de l’imprimé: la protection des «œuvres de l’esprit» est portée à la fois par le milieu des professionnels et par celui des auteurs, et se traduit d’abord par des séries de conventions bilatérales, avant la signature de la Convention de Berne (1886) et des différents dispositifs qui suivront.
Cliché 1: cf légende infra
Le français joue longtemps le premier rôle, dans la tradition de l’«Europe française» et selon une logique qui se prolongera jusqu’à la Première Guerre mondiale, voire dans l’entre-deux-guerres. Certaines maisons françaises d’édition et de librairie se spécialisent dans le domaine international, souvent en mettant en place des réseaux de succursales. Dès le Premier Empire, Treuttel et Würtz est installée à Strasbourg, Paris et Londres, tandis que, plus tard, Baillière & fils essaime de New York à Melbourne –mais nous pourrions aussi penser au réseau des Garnier. On sait par ailleurs comment on publie à Paris dans un certain nombre de langues étrangères, comme l’espagnol, et le portugais/ brésilien.
Mais ce schéma n’est plus le seul. La réorganisation de la librairie allemande, à partir des décennies 1760-1770, avait d’abord pour objectif de barrer la contrefaçon à l’intérieur même de la géographie allemande et, plus largement, germanophone. Pourtant, la structure nouvelle se révélera particulièrement favorable au commerce international, par la mise en place d’un réseau de professionnels étendu au monde entier: des libraires allemands, membre de l’association professionnelle que constitue le Börsenverein, se rencontrent dans toute l’Europe, de Londres à Paris, à Athènes, à Istanbul et en Russie, mais aussi à New York et aux États-Unis, en Amérique centrale et en Amérique du Sud, etc.
En définitive, le français ne concernera jamais, en dehors des pays francophones ou partiellement francophone, qu’une part de marché de plus en plus minoritaire au fur et à mesure que celui-ci s’élargit et s’approfondit. À moyen terme, les rapports de forces s’équilibrent toujours plus entre les langues principales tandis que, dès la fin du XVIIIe siècle, la première métropole européenne, aussi dans le domaine du livre et de la presse, est devenue celle de Londres. Au XIXe siècle, l’Angleterre est à la tête d’un empire mondial, et elle contrôle le principal mode de communication du temps, à savoir la navigation maritime. Rien d’étonnant si Londres est aussi le premier marché des nouvelles, et si les périodiques anglais, puis américains, s’imposent de plus en plus, comme l’illustre plaisamment Jules Verne dans un certain nombre de ses romans, par exemple Les 500 millions de la Bégum:
 -Ces journaux anglais sont vraiment bien faits! se dit à lui–même le bon docteur en se renversant dans un grand fauteuil de cuir (…). Sur le tapis, sur les meubles de sa chambre d'hôtel, à Brighton, s'étalaient le Times, le Daily Telegraph, le Daily News (…). – Oui, répétait-il, ces journaux du Royaume-Uni sont vraiment très bien faits, on ne peut pas dire le contraire.
Et plus loin, cette nouvelle d’un événement survenu à Brighton se répand d’abord en Angleterre, avant de toucher de proche en proche toute l’Europe, d’abord sous sa forme originale, puis sous forme de traductions et de retraductions:
Dès le 29 octobre au soir, cet entrefilet, textuellement reproduit par les journaux anglais, commençait à rayonner sur tous les cantons du Royaume-Uni. Il apparaissait notamment dans la Gazette de Hull et figurait en haut de la seconde page dans un numéro de cette feuille modeste que le Mary Queen, trois–mâts-barque chargé de charbon, apporta le 1er novembre à Rotterdam. Immédiatement coupé par les ciseaux diligents du rédacteur en chef et secrétaire unique de l'Écho néerlandais et traduit dans [cette] langue, le fait divers arriva, le 2 novembre, sur les ailes de la vapeur, au Mémorial de Brême. Là, il revêtit, sans changer de corps, un vêtement neuf, et ne tarda pas à se voir imprimer en allemand. (…) Devenue ainsi allemande par droit d'annexion, l'anecdote arriva à la rédaction de l'imposante Gazette du Nord, qui lui donna une place dans la seconde colonne de sa troisième page, en se contentant d'en supprimer le titre, trop charlatanesque pour une si grave personne…
Cliché 3
Nous restons sur la problématique de la mondialisation en disant que nous sommes alors entrés dans la logique contemporaine du «village global» chère à Marshall McLuhan, logique qui se prolonge et s’approfondit jusqu’à aujourd’hui, mais dont, s’agissant d’économie des médias, nous avons vu que les origines remontaient à plusieurs siècles en arrière. Il est possible, et nous conclurons sur cette hypothèse, que l’anglais triomphe surtout à la suite de la Première Guerre mondiale, alors que les anciennes puissances européennes sont ruinées et, pour certaines, démantelées, et que la nouvelle grande puissance est désormais, aux yeux de tous, constituée par les États-Unis.
Voir aussi le billet du 11 avril 2012.

Légendes des clichés : 1) Pour la première fois, le télégraphe permet de découpler la vitesse de circulation des nouvelles de celle de la circulation matérielle des hommes et des objets. Depuis le télégraphe Chappe, la technique est régulièrement affinée et améliorée : un échange se fait en cinq minutes, sur une distance de près de 2000km. 2) Dans les années 1860, le télégraphe de Wheatstone permet de s’affranchir du codage par morse. 3) L’invention du téléphone ouvre la voie à la quasi-instantanéité de la circulation de l’information (deux clichés F. Barbier, © Musée des sciences et de la technologie du Canada, Ottawa).

samedi 14 septembre 2013

À Ottawa, une bibliothèque représentative

Il est une catégorie particulière de bibliothèques qui a joué un rôle important sur le plan de l’organisation politique, voire de la mise en place de ce que nous appellerions aujourd’hui les «services communs de documentation»: nous voulons parler des bibliothèques instituées dans le cadre de services administratifs bien précis.
Le livre est lié au pouvoir, et on sait bien que, déjà, la bibliothèque de Charles V au Louvre sert à une lecture de distraction ou de piété, mais surtout à l’illustration de la gloire royale, à la construction du pouvoir monarchique et à la documentation des familiers qui entourent le souverain. Dans un certain nombre de villes allemandes, les Magistrats (entendons, les administrateurs municipaux) instituent des bibliothèques spécialisées, comme à Nuremberg dès la seconde moitié du XIVe siècle. Certaines de ces bibliothèques évolueront progressivement vers le statut de bibliothèques publiques, une des plus célèbres et des plus importantes étant celle de Leipzig au XVIIIe siècle.
Bibliothèque du Parlement, Ottawa
À la même époque, la montée en puissance de la rationalisation bureaucratiques et l’organisation de ministères s’accompagnent de la mise en place de bibliothèques et autres centre de documentation plus ou moins développés, mais dont l'accès est généralement réservés aux membres de l’administration. La Bibliothèque du Congrès constitue d’abord une collection modeste, fondée à Washington lors du transfert de la capitale fédérale dans cette ville (1800): elle sera pratiquement détruite par les Anglais en 1814, mais s’imposera progressivement au XIXe siècle en tant que Bibliothèque nationale des États-Unis, et que l’une des plus riches collections du monde.
La situation du Canada est à la fois parallèle, mais profondément différente. Le Canada, appartenant toujours à la couronne britannique, est d’abord divisé en deux provinces, le Bas-Canada à l’Ouest, et le Haut-Canada, correspond à la poussée progressive de la colonisation vers les Grands Lacs. Ces deux provinces sont réunies en 1841, et la reine Victoria décide, en 1857, de fixer la capitale du dominion à leur frontière, sur la rivière Outaouais, affluent du Saint-Laurent: cette ville, elle aussi (comme Washington) pratiquement nouvelle, sera Ottawa.
La construction du bâtiment du Parlement prévoit une bibliothèque, laquelle est ouverte en 1876. Le programme architectural, dans la définition duquel le bibliothécaire Alpheus Todd a joué un rôle important, est remarquable par la combinaison de trois objectifs principaux:
Détail du mobilier: les fichiers
1) La Bibliothèque doit impressionner, elle sera élevé en style néo-gothique, avec une décoration particulièrement soignée, et l’utilisation de matériaux de très grande qualité (le parquet en donne un très bon exemple). Le programme inclut le mobilier, avec les tables de travail polygonales, les rayonnages en galeries superposées, les fichiers, etc.: l’ensemble est donc d’une très grande unité. D’une certaine manière, le modèle est celui d’une salle d’apparat (Pruncksaal) comme l’était celle de la Bibliothèque impériale élevée à Vienne au début du XVIIIe siècle (Hofbibliothek).
2) Les dispositions et les détails de l’aménagement sont chargés de symboles. La forme adoptée est celle d’un oval (on connaît un certain nombre d’autres exemples depuis le XVIIIe siècle), surmonté d’une coupole qui manifeste la connaissance universelle dispensatrice de lumière. La décoration illustre les différentes composantes de la colonie, tandis que la monumentale statue de la reine est placée au centre de la salle (encore une fois, le dispositif est le même à Vienne).
3) Enfin, la Bibliothèque doit être parfaitement fonctionnelle: on soulignera tout particulièrement le fait que le bibliothécaire a demandé, pour des raisons de sécurité, à ce qu’elle soit élevée à l’extérieur du bâtiment principal du Parlement, auquel elle est reliée par un couloir. Cette précaution se révélera particulièrement heureuse, puisque la Bibliothèque est en définitive la seule partie du bâtiment primitif à avoir été conservée, tout le reste ayant pratiquement été détruit lors d’un incendie catastrophique en 1916…
Détail du mobilier: les rayonnages
Ce modèle de bibliothèques attachées à une institution parlementaire se rencontre largement dans le monde. À Paris, la bibliothèque de la Chambre des députés et celle du Sénat sont également de véritables monuments, tandis que la bibliothèque du Parlement de Budapest est elle aussi intégrée dans un bâtiment dont l’inspiration «westminstérienne» est évidente, et qui fait un grand usage de l’architecture métallique. Mais d’autres bibliothèques spécialisées sont souvent méconnues, alors qu’elles conservent des fonds importants, et que leur programme architectural peut-être, lui aussi, de grande qualité: la Bibliothèque de l’Hôtel de Ville de Paris a été récemment restaurée et en constitue un très bel exemple. Un certain nombre d'entre elles sont à découvrir par le public le plus large notamment à l'occasion des journées du patrimoine... donc précisément aujourd'hui, ou demain (14 et 15 septembre)..

Note bibliographique: l'histoire des bibliothèques

 

mercredi 11 septembre 2013

Un congrès sur les incunables en Italie du nord

Le récent congrès consacré aux incunables et tenu à Milan (à la Biblioteca Trivulziana, à l'Université catholique et à l'Université d'État) ne peut que nous réjouir, en ce qu’il permet de constater la richesse (un peu trop grande sans doute pour une manifestation de deux jours de travail effectif, mais qui prévoit au total vingt-cinq conférences…) et le dynamisme de la recherche sur un domaine pourtant bien particulier.
1- Cette recherche articule traditionnellement des approches différentes, dont la première concerne l’érudition: le congrès a été l’occasion de présenter des communications consacrées à des titres spécifiques publiés en Italie (Milan, Ferrare, Rome, etc.), à des ateliers d’imprimerie (à Brescia) et à des exemplaires remarquables. On sait toute l’attention traditionnellement donnée par les spécialistes du livre au XVe siècle aux attributions et aux datations les plus précises, ce qui nous confirme le fait (parfois négligé, voire oublié) que l’histoire du livre est d’abord un domaine d’études qui requiert une expertise poussée.
2- Mais nous sommes ici, d’une certaine manière, dans l’ordre des sciences auxiliaires de l’histoire –même si la formule classique semble malheureuse par la hiérarchisation qu’elle implique. Dans un texte célèbre, Lucien Febvre soulignait le fait que le travail d’érudition était effectivement conduit de longue date en histoire du livre, mais qu’il ne débouchait pas encore sur le travail d’historien qu’il appelait alors de ses vœux. On le sait, les choses ont complètement changé depuis lors, et le congrès de Milan nous montre que le travail d’historien se fait, y compris dans les domaines où l’érudition est traditionnellement la plus forte. C’est ainsi que des conférences concernent des problèmes de fond, mais longtemps négligés, comme la statistique bibliographique rétrospective et le passage du manuscrit à l’imprimé, la mise en place d’un régime de l’édition (avec la question des privilèges de librairie), le commerce et la diffusion du livre au XVe siècle, etc.
3- Par ailleurs, les conditions de la recherche ont profondément changé depuis une vingtaine d'années, notamment sur deux points, également abordés à Milan. Il s’agit bien évidemment, d’abord, de l’élaboration de catalogues nouveaux, de plus en plus riches, de mieux en mieux intégrés, et disponibles sur Internet. Non seulement la masse des données disponibles est de plus en plus grande, mais elles s’enrichissent dans le même temps, grâce aux bibliothèques virtuelles et grâce à la prise en compte de nouveaux éléments au niveau de la description (notamment les mentions de provenance et autres particularités d’exemplaires). Si ces éléments étaient à la base de l’information de nombreuses communications, certaines d’entre elles les ont directement pris en considération (par ex., sur le catalogage au XXIe siècle, sur la situation du GKW de Berlin, ou encore sur l’ISTC).
Le second point est aussi essentiel, qui concerne l’interdisciplinarité: nous avons coutume de dire que l’histoire du livre est une histoire «entre les histoires» et que, si elle suppose une expertise poussée, elle tire aussi tout son profit de l’approche combinant plusieurs disciplines. Le cas du roman de Mélusine, présenté à Milan, illustre l’intérêt d’un travail combinant étroitement histoire du livre, histoire de la littérature (et de la langue), et histoire de l’art.
4- Enfin, le congrès de Milan illustre une tendance qui se développe depuis quelques années, et qui confirme le fait que l’histoire du livre est aujourd’hui entrée dans sa phase de maturité. Il s’agit de l’approche historiographique, prise en considération par plusieurs conférences: c'est l’invention de l’incunable en tant que phénomène du collectionisme, c'est l’histoire des collections elles-mêmes (à Milan, à Padoue, etc.), ou encore l’affirmation précoce d’une «incunabulistique» et le rôle de certaines grandes figures (comme Leo Olschki, Luigi de Gregori et Marie-Louis Polain). Il s’agit là d’un domaine relativement nouveau, mais qui se révèle particulièrement riche, parce qu’il nous informe aussi sur les conditions dans lesquels les livres ont été conservés, et sur la manière dont ils ont été étudiés.
Milan s'impose ainsi comme un pôle majeur de la recherche et de l'enseignement dans le domaine de l'histoire du livre. Nous attendons, maintenant, la publication des Actes, qui constitueront un volume destiné à entrer dans les classiques de notre discipline.
Les participants, sous les arcades de la Rochetta, au Castello Sforza de Milan

mardi 10 septembre 2013

Vient de paraître


Vient de paraître (en librairie le 25 septembre prochain):
Frédéric Barbier, Histoire des bibliothèques, d’Alexandrie aux bibliothèques virtuelles,
Paris, Armand Colin, 2013,
304 p., ill. («Coll. U»)
EAN 9782200274405

Aujourd’hui, où nous sommes plongés dans la «troisième révolution du livre», la révolution des nouveaux médias, la question des bibliothèques se pose dans des conditions largement nouvelles. Pourtant, les bibliothèques et les collections de livres n’intéressent pas seulement le présent, et leur histoire est intrinsèquement liée à l’histoire même de la pensée et de la civilisation occidentales.
De l’Antiquité classique, avec le modèle toujours pris en référence du Musée d’Alexandrie, aux bibliothèques des grands monastères carolingiens, puis à la bibliothèque des rois de France, à celle de Mathias Corvin, à la Bibliothèque vaticane et aux monumentales collections italiennes, allemandes, etc., cette histoire met en jeu des perspectives d’ordre intellectuel et scientifique, mais aussi d’ordre politique et social: la bibliothèque est signe de distinction pour un prince qui sera autant le prince des muses que le prince des armes. L’histoire des bibliothèques, profondément renouvelée par la Réforme, prendra une signification encore élargie à partir du XVIIIe et au XIXe siècle avec la «deuxième révolution du livre»: le livre, c’est le savoir et la civilisation, de sorte que l’accès au livre et à l’écrit devient un enjeu politique important.
En définitive, l’histoire des bibliothèques ne désigne donc pas seulement un domaine très particulier de l’histoire générale, mais est directement articulée avec l’histoire de la pensée, des idées, de la politique, de l’information, voire de l’architecture et de l’urbanisme. En adoptant un cadre chronologique large et en insistant systématiquement sur la perspective comparatiste, l’auteur envisage cette thématique très importante (mais paradoxalement négligée) en fonction des transformations du système général des médias au cours des siècles. La question des bibliothèques, comme plus largement celle de l’information, s’impose l’une des interrogations de civilisation essentielles posées en notre début de IIIe millénaire (Quatrième de couverture).