mercredi 22 mai 2013

1913: le temps des commémorations

L’année 2013 est une année propice à certaines commémorations intéressant l’historien du livre et des cultures. Laissons de côté le fait, dont la signification ne se donne à lire qu’a posteriori, que1913 constitue la dernière année de l’ancien monde, avant la catastrophe de la Première Guerre mondiale. 1913 a aussi été une année commémorative, celle de la «bataille des Nations», alias la bataille de Leipzig (16-19 octobre 1813): les Français, opposés aux troupes très supérieures en nombre des alliés russes, prussiens, suédois et autrichiens, sont acculés à la retraite, et la bataille de trois jours scelle le sort de l’Allemagne napoléonienne et prélude à la première campagne de France (1814). Elle est en outre marquée par le retournement du royaume de Saxe qui, traditionnellement opposée à la Prusse, choisit, au troisième jour, d’abandonner le camp français.
L’expression de «Bataille des nations» correspond au mot composé allemand Völkerschlacht, que l’on peut traduire par «bataille des peuples». Nous n’avons pas à développer ici la problématique, pourtant fondamentale, relative au terme de «nation». Son acception se renverse complètement entre la fin du XVIIIe siècle et aujourd’hui: la «nation» est d’abord un concept politique, celui que l’on retrouve dans l’expression des «bibliothèques nationales» entendues comme les bibliothèques conservant les livres qui appartiennent à la collectivité, en l’occurrence, les «livres nationaux» saisis par la Révolution sur le clergé (biens de première origine), puis sur les émigrés (biens de seconde origine). Bien évidemment, le «peuple» (Volk) a un sens tout différent, dont la dimension première est d’ordre, non pas politique, mais linguistique et ethnographique. On mesure dès lors combien radicalement l’acception du terme français («nation») est aujourd’hui inversée, mais on comprend aussi l’importance de l’événement de 1813 pour un «peuple», le peuple allemand, dont l’unité politique était encore à construire –nous ne discutons pas ici de l’acception, au moins aussi problématique en français, de ce terme de «peuple».
Deutsche Bücherei, Leipzig (cliché nov. 2012)
Un siècle plus tard, c’est le «Temps des fondateurs»(Gründerzeit) et, pour la nouvelle Allemagne wilhelminienne (proclamée le 18 janvier 1871… dans la Galerie des glaces du château de Versailles), le temps du triomphe. L’Empire s’est hissé au second rang des puissances mondiales, derrière les États-Unis mais désormais devant la Grande-Bretagne. L’Allemagne est à certains égards une sorte d’Amérique européenne, elle fascine et elle inquiète, comme le montrent le titre –et le succès– du best seller de Victor Tissot, Le Pays des milliards. La réussite de son système d’enseignement et de recherche, appuyé entre autres sur un réseau exceptionnel de bibliothèques d’étude, se manifeste par le fait que l’Empire n’obtient pas moins de dix-sept Prix Nobel entre 1901 et 1913 –contre treize à la France… et encore seulement deux aux États-Unis. De plus, cette recherche de très haut niveau s’articule directement avec les applications industrielles, tout particulièrement dans le domaine de la chimie.
Deutsche Bücherei, Leipzig (cliché nov. 2012)
L’année 1913 sera partout en Allemagne marquée par des commémorations et des constructions nouvelles, parmi lesquels il faut mentionner, à Leipzig, sur le site de la bataille, le «Monument de la bataille des nations» (Völkerschlachtdenkmal), qui se visite encore aujourd’hui, mais qui est aussi regardé comme un modèle de ce style «colossal» que l’on n’est pas toujours obligé d’apprécier. Tout autre sera le bâtiment que l’on entreprendra de construire, dans ce même quartier, en 1914: il s’agit, sur la nouvelle «place d’Allemagne» (Deutscher Platz) elle-même à l’extrémité de l’avenue du 18 octobre, de la Bibliothèque nationale (Deutsche Bucherei), élevée par le jeune Oskar Pusch. Bien évidemment, la toponymie est particulièrement signifiante.
La Bibliothèque constitue un modèle sur les deux plans, architectural comme bibliothéconomique: un long bâtiment incurvé le long de la place, en style historiciste, mais où l’ampleur (120m de long) se combine à une réelle élégance. Deux tours rondes de part et d’autre assoient la perspective. L’ensemble est combiné de manière à se prêter à des extensions que l’on prévoit tous les vingt ans. Les travaux sont menés avec rapidité, malgré la Guerre, puisque la Bibliothèque sera inaugurée dès le 2 septembre 1916.
Affiche officielle de la BUGRA
Ajoutons que la pose de sa première pierre se fait en liaison avec l’ouverture, à proximité immédiate, de la plus grande exposition d’arts graphiques jamais organisée: la BUGRA (Internationale Ausstellung für Buchgewerbe und Graphik) doit faire de Leipzig la capitale mondiale du livre, elle est inaugurée le 28 juin 1914… pour fermer pratiquement quelques semaines plus tard, au déclenchement des hostilités.
Arrivés en 1914, il serait temps pour nous de rouvrir les Souvenirs d’un Européen rédigés par Stephan Zweig... au Brésil en 1941 (Le Monde d'hier): l’Europe disparue dans ces quatre années de guerre s’est reconstruite à plusieurs reprises, mais elle reste toujours en grande partie à construire. Ce projet humaniste suppose une forme de compréhension, et une connaissance un petit peu meilleure de l’histoire des uns et des autres, voire de sa propre histoire. C’est aussi ce à quoi ce modeste blog peut, à son petit niveau, s’efforcer de contribuer.
Terminons par une note plus personnelle, mais qui touche aussi aux commémorations, et d’une certaine manière aux transferts culturels entre l’Allemagne et la France. Une très remarquable représentation du Götterdämmerung («Le Crépuscule des dieux») à laquelle nous avons assisté hier soir en clôture du Ring parisien nous fait remarquer que ce 22 mai 2013 est aussi le jour d’un autre anniversaire: c’est en effet le 22 mai 1813 que Richard Wagner est né… à Leipzig. Mais c'est là un autre sujet.

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