lundi 26 novembre 2012

Un monument de la bibliothéconomie des Lumières

Il est difficile de comprendre pourquoi tel célèbre guide touristique français consacré à l’Allemagne néglige, dans sa présentation de Halle, de dire ne fût-ce qu’un seul mot d’une des curiosités les plus remarquables de cette ville: il s’agit de la Fondation (ou plus précisément des Fondations) Francke (Franckesche Stiftungen).
Nous sommes à une trentaine de kilomètres au nord de Leipzig. Halle, qui compte aujourd’hui plus de 230000 habitants, est connue depuis le IXe siècle, et la ville a longtemps tiré sa prospérité de l’exploitation du sel. Halle appartient aux territoires de l’archevêché de Magdebourg, mais elle passe au protestantisme en 1541. En 1680, elle est intégrée dans les États du prince-électeur de Brandebourg, bientôt roi de Prusse (1694). À la même époque sont fondées l’université, avec quatre facultés (1694), et l’orphelinat de Francke (1695).
La providence divine au fronton du bâtiment principal
Né à Lübeck, August Hermann Francke (1663-1727) est attaché à un piétisme rigoureux, qui lui attire de puissantes inimitiés et l’empêche de s’établir durablement, jusqu'à ce qu’il soit appelé comme pasteur à Glaucha, aux portes de Halle. Dans les dernières années du XVIIe siècle, il jette les premières bases d'un établissement de bienfaisance, qui va non seulement connaître un étonnant succès, mais s’imposer à terme comme l’un des pôles européens de la pédagogie moderne d’inspiration réformée…
L’idée de Francke est de recueillir les orphelins, et de leur fournir une éducation leur permettant de se prendre en charge eux-mêmes: selon l'optique réformée, Francke travaille pour le bien de la collectivité, en lui intégrant des membres actifs et susceptibles de s'engager utilement à leur tour. Le souci de l’innovation pédagogique est évident, qui touche aussi bien à la vie quotidienne qu’à la qualité d’une formation efficace, le tout bien évidemment dans un environnement piétiste affirmé. La fondation accueille bientôt plusieurs centaines d’élèves, une imprimerie est organisée, des activités de mission sont conduites (notamment en Inde), une bibliothèque est fondée ainsi qu’un cabinet de curiosités. Il s'agit aussi d’initier une réforme de la société qui puisse, à partir de Halle, se propager à travers le monde entier.
À Halle, la "bibliothèque en coulisses" aujourd'hui...
La bibliothèque retiendra bien sûr tout particulièrement notre attention: la salle du XVIIIe siècle, de 30m sur 11, est pratiquement conservée dans son état d’origine, avec son mobilier –on a même déposé tous les ajouts postérieurs, notamment les rayonnages mis en place au XIXe siècle pour pouvoir accueillir plus de livres. Francke commence lentement, en acquérant en 1698 ses dix premiers titres, mais trente ans plus tard, la bibliothèque possède quelque 18000 volumes –soit très sensiblement plus que celle de l’université. Parmi les collections entrées à Halle, la plus importantes est celle léguée par le théologien Carl Hildebrand von Canstein à Berlin en 1719, soit environ 11 000 volumes que l'on transportera à Halle.
... et en ex libris au XVIIIe siècle.
Franckhe a visité pour son information la bibliothèque de l’électeur à Berlin, et il a entretenu une vaste correspondance, mais il s’est surtout préoccupé de susciter les dons: d’ailleurs, le premier catalogue disponible est effectivement établi en suivant l’ordre des donateurs. La bibliothèque vise à soutenir la formation des élèves, et dès 1717 elle est ouverte six jours par jour non seulement aux élèves et enseignants de l’orphelinat (Waisenhaus), mais aussi des autres établissements plus modestes pouvant exister à proximité.
Un bibliothécaire responsable est nommé en 1714, un catalogue alphabétique et un catalogue systématique sont entrepris, et surtout un bâtiment spécifique est construit pour la bibliothèque en 1728. On suit autant que possible les conseils donnés par Gabriel Naudé (pour l’orientation du bâtiment, etc.), et on prévoit des séries de rayonnages en double épi, disposés en fonction de l’éclairage... et du poids: l’effet d’optique, qui fait penser à une scène de théâtre, explique peut-être la désignation de Kulissenbibliothek («bibliothèque en coulisses»). L’ex libris gravé reproduit cette image.
Biblia Damulica de 1723.
Le bâtiment se visite toujours, et l’ensemble des dossiers de documentation est conservé – avec les études et les plans, le détail des travaux d’aménagements et de consolidation, les catalogues, etc. Un fascinant modèle réduit de la bibliothèque, en bois, et démontable, montre comment Franckhe a fait réaliser en 1726 une manière de préfiguration du bâtiment futur, afin de mieux le visualiser en vue de sa réalisation. Enfin, la fondation possède un atelier d’imprimerie, qui publie notamment des ouvrages de piété et de pédagogie, mais aussi des éditions beaucoup plus inattendues, destinées aux missions, notamment en pays tamoul. C’est d’ailleurs de Halle que sera expédié le matériel sur lequel on imprimera la première Bible tamoule (Biblia Damulica), en 1723...
Ajoutons que les Fondations Franckhe ont été réanimées, mais en dehors du cadre religieux, après la chute du Mur, et que la bibliothèque, toujours accessible aux chercheurs, est désormais couplée avec un important centre d'études sur l'histoire de l'époque moderne et du piétisme.
 
Bibliogr. : Brigitte Klosterberg, Die Bibliothek der Franckeschen Stiftungen, Halle, Verlag der Franckeschen Stuftingen, 2007.

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