samedi 17 novembre 2012

Pouvoirs de la ville, pouvoirs de l'écrit

En présentant il y a peu le concept d’infosphère, nous soulignions l’intérêt qu’il y aurait à pouvoir en articuler l’étude avec celle des pratiques et des représentations du pouvoir: si telle ou telle ville a une attractivité et une influence plus grandes, c’est aussi parce qu’elle dispose de ressources elles mêmes plus grandes dans le domaine de la constitution et de la gestion des stocks d’information. Nous savons que l’infosphère concerne d’abord tout ce qui relève du discours oral, qu’elle soit immédiate (un locuteur s’adresse à un ou à plusieurs auditeurs) ou à distance (par les techniques comme le téléphone, la radio, la télévision…).
Le concept intéresse aussi l’historien de l’écrit et du livre, qui y associera les bibliothèques, et tout ce qui relève de l’économie de l’écriture, de la manipulation des signes graphiques et de la circulation des informations: les imprimeries, les librairies et autres canaux de diffusion, la présence de l’écriture dans la rue (affiches, panneaux, inscriptions), sans oublier toutes sortes d’institutions plus ou moins spécialisées (des premiers périodiques de «nouvelles» aux agences de presse contemporaines). Même si la porosité autorisée par les nouveaux médias informatiques fait de l’information et de la communication un attribut aujourdhui constamment présent dans la vie quotidienne (jusqu’aux pratiques actuelles des téléconférences, ou encore du télé-enseignement, et plus largement du télétravail), l’avantage reste toujours acquis à la ville, et à la grande ville, par rapport à l’environnement rural. 
Mais le contrôle exercé par la ville, grâce aux pratiques de l’écrit, sur le son plat-pays, n’est pas un phénomène d’aujourd’hui –nous évoquions à ce propos l’exemple du Dénombrement de Bethléem. Une autre toile d’un autre Breughel reprend le thème, de manière quelque peu satyrique: il s’agit de l’Avocat des paysans, peint par Pieter Breughel à Anvers dans les premières décennies du XVIIe siècle (1620). L’avocat (mais il s’agit peut-être du notaire?) est un technicien de l’écrit, et sa maîtrise lui permet de dominer les arcanes d’une administration judiciaire dont les paysans ont trop souvent besoin. Il s’est arrêté au bourg, où il a peut-être un bureau temporaire (à moins qu’il ne reste quelques jours à l’auberge?), et c’est là qu’il reçoit les plaignants. Plus richement habillé, il est enfoui sous des masses de paperasses et de procédures: son statut social et ses revenus viennent de ce qu’il connaît les techniques de l’écrit et du droit.Un jeune clerc tient le secrétariat près de la porte.
Les détails sont savoureux (la physionomie des personnages!), dans cette scène presque balzacienne. Les paysans se présentent respectueusement, le couvre-chef à la main, et certains apportent des volailles, des fruits, ou encore un panier d’œufs, à titre de paiement. Un jeune homme de bonne condition est debout près de l’avocat: un autre clerc? Nous penserions plutôt à quelque fils de bonne famille venu quémander l’ouverture d’un crédit. La maîtrise de l’écriture crée, au sens propre, de la richesse et du pouvoir: elle assure notamment la maîtrise de circuits financiers fondés sur le «papiers», alias des valeurs (lettres de change, billets à ordre) qui sont les premiers instruments du crédit. 

Un Almanach (calendrier) est collé au mur, peut-être comme symbole d’un système de mesure du temps lié à l’écriture et au travail de l’écriture: on passe du temps «naturel» des saisons et des fêtes religieuses, le temps du village, au temps de l’administrateur (les impôts!) et du financier (le calcul des redevances et des taux d’intérêt). Hypothèse confirmée par le sablier sur la table: on rétribuera le juriste aux heures consacrées à telle ou telle affaire. Tous les détails sont signifiants, qui désignent la rupture entre la société rurale et une modernité articulant la chose écrite avec le passage à une autre perception du temps et l'invention d’un autre modèle de travail. 
Ce sont les catégories liées à l’écrit qui, de plus en plus évidemment, assurent la maîtrise de la ville, de ses administrateurs et de ses financiers sur le monde de la campagne.
Plusieurs versions du tableau sont connues, dont l'une au Musée Groeningue de Bruges, et une autre dans une collection privée espagnole.

1 commentaire:

  1. Personnellement, j'adore les livres. Je préfère un bon vieux livre à la tablette la plus sophistiquée au monde. Mais plus que l'écrit, la langue orale est plus fascinante à mon avis. Avant la découverte de l'écriture, les gens étaient certainement très intelligente et avaient une excellente mémoire ainsi qu'une concentration incroyable.

    RépondreSupprimer