mercredi 11 avril 2012

Histoire du livre et mondialisation

En matière de «librairie», la mondialisation est un phénomène très précoce. La typographie en caractères mobiles apparaît probablement en 1452, et le «premier grand livre européen», la Bible à 42 lignes, date de 1454-1455. Après une courte période (jusqu’en 1462) où la technique est tenue secrète pas ses promoteurs, la géographie de l'art nouveau explose: 250 villes sont des villes «roulantes» en Europe entre 1450 et 1501, et les presses apparaissent au XVIe siècle dans les colonies espagnoles d’Amérique, à Mexico d’abord, puis à Lima. Deux autres imprimeries sont ensuite établies à Puebla (1640) et Guatemala (1660).
Christophorus Columbus, De Insulis nuper in mari indico repertis,
Basel, Johann Bergmann, de Olpe, 1494, 36 f., 6 gravures.
Le retour de l’expédition a lieu en mars 1493,
mais le rapport (la Lettre) de l’amiral est écrit en mer
dès le 15 février.
Les colonies anglaises suivent l’Espagne avec retard, mais leur rattrapage est d’autant plus rapide: la première presse arrive en Amérique du Nord en décembre 1638, et le premier titre sort des presses de Newtown (Cambridge) en 1640 (le Bay Psalm Book). Une seconde presse est importée en 1659, et les programmes de bibliographie rétrospective recensent quelque soixante-huit titres publiés en Amérique du Nord au XVIIe siècle. Vers l’Est, une imprimerie jésuite est créée par les Portugais à Goa en 1557, et le collège jésuite d’Amakusa (Japon) possède des presses en 1591.
Si nous voulions tracer les très grands traits d’une conjoncture de la mondialisation dans le domaine de l'imprimé entre le XVe et le XVIIIe siècle, nous distinguerions donc deux moments où la dilatation géographique est plus sensible, les XVe et en partie XVIe siècles, et l’époque des Lumières. Ces deux temps forts sont séparés par un temps de latence, qui recouvre pour l’essentiel un «grand XVIIe siècle». Un second phénomène doit cependant être souligné: la concurrence qui se développe dès les années 1470-1480 conduit à une innovation de produit qui s’appuie notamment sur le recours aux langues vernaculaires. La librairie moderne sera une librairie compartimentée, dans laquelle le rôle du latin comme langue internationale devient très progressivement minoritaire.
L’abbé Raynal nous l’a appris, la mondialisation est un phénomène d’ordre géographique, mais l’économie y joue un rôle décisif, et fait que les équilibres géographiques se déplacent au cours des âges. Les presses ne «roulent» d’abord, dans nombre de villes d’Europe et dans les colonies, que pour l’Église et ses missions, ou pour les travaux d’intérêt local. L’essentiel des livres proprement dits continue à être produit dans quelques grands centres, et, pour l’outre-mer, importé d’Europe:
«L’apparition précoce de l’université et de l’imprimerie [dans les colonies hispano-américaines] était loin de signifier une position de tolérance. C’était, au contraire, un signe d’intransigeance culturelle, d’écrasement, de destruction, et de la nécessité impérieuse d’utiliser les moyens adéquats pour implanter la culture externe justificatrice de la domination, de l’occupation et de l’exploitation» (Nelson Werneck Sodré).
Au monastère de Belem, près de Lisbonne (cliché FB)
Le premier exemple d’une autonomie réelle de la production imprimée locale hors d’Europe est sans doute celui des Treize colonies anglaises d’Amérique, portées par un essor démographique qui les fait passer de 55000 en 1670 à 265 000 habitants en 1700 et à plus de deux millions vers 1770. La production conservée atteint 8000 titres pour le XVIIIe siècle, avec un développement particulièrement rapide des gazettes et des journaux après 1770-1780. Une génération après l’indépendance (1776), New York (qui n’avait qu’une «petite librairie» en 1700) est devenue la seconde ville de production de librairie en langue anglaise, après Londres, et la concurrence américaine se fait de plus en plus sensible au niveau international.
Mais la règle restera longtemps  celle de la dénivellation entre niveaux de développement et, même à la fin du XVIIIe siècle, lorsque des presses seront établies en Australie, cet auteur constate :
«Ce qui est sûr, c’est que les Anglais ont prévu une présence autonome de l’imprimé dans la Nouvelle-Galles-du-Sud dès le début, en 1788. Autonome, mais subalterne dans la mesure où la production locale devait être strictement officielle, ce qui supposait que tout le reste allait être importé d’Angleterre. On a donc envoyé une presse avec les navires de Philip, mais comme il n’y avait pas d’imprimeur, on a dû attendre 1795 et la présence d’un bagnard sachant se servir du matériel pour voir sortir les premières affiches et annonces…»
C’est que la «librairie» représente une activité hautement capitalistique et que, dès le XVe siècle, elle est structurée par les réseaux financiers. Autour de 1500, le marché est dominé par quatre villes, Venise, Paris, Leipzig et Lyon, dont la supériorité vient aussi de ce qu’elles assurent l’interface avec une périphérie moins développée: Venise pour la Méditerranée et l’Orient, Paris pour la France, Leipzig pour l’Europe centrale et orientale, Lyon pour le Sud-Ouest et la péninsule ibérique, bientôt aussi pour l’Amérique espagnole.
En 1539, le Sévillan Juan Cronberger obtient le privilège d’exclusivité pour l’exportation de livres en Nouvelle-Espagne. Mais, dans la seconde moitié du XVIe siècle, c’est la montée d’Anvers, avec Christophe Plantin: ce Tourangeau devenu archi-typographe du roi d’Espagne obtient à son tour le privilège du commerce du livre pour l’Empire espagnol. Les développements de la crise religieuse provoqueront bientôt le recul d’Anvers, au bénéfice des villes des Pays-Bas, notamment Amsterdam, et surtout, à terme, au bénéfice de Londres (XVIIe siècle).
Les pôles d’une librairie que l’on peut qualifier de mondiale se déplacent ainsi en fonction de la conjoncture, et leur position s’appuie sur le différentiel de développement d’une géographie à l’autre. À chaque époque, une ville ou un groupe de villes bénéficie de sa position par rapport aux géographies vers lesquelles se fera l’exportation des produits imprimés. Ajoutons que les réseaux professionnels ne sont pas tout: le rôle des réseaux informels des voyageurs, diplomates, étudiants, des militaires, des pèlerins et des commerçants de toutes sortes, est essentiel pour la diffusion des livres, comme le montre éloquemment, jusqu’au XVIIIe siècle, l’exemple de l’Europe centrale et orientale.

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