vendredi 23 mars 2012

Innovation de produit et médiatisation

Au XVe siècle, l’innovation de produit se développe sous différentes formes dans le domaine de l'imprimé, dont nous retiendrons les trois principales:
1) D’une part, on commence à publier en langue vernaculaire, pour la première fois en Allemagne chez Albrecht Pfister à Bamberg à partir de 1461.
2) Second point: on publie des textes illustrés, et la corrélation édition illustrée / édition en langue vernaculaire semble positive (les imprimés en langue vernaculaire seraient plus souvent illustrés, et les premiers imprimés en langue vernaculaire sont précisément les premiers imprimés à être illustrés).
3) Enfin, l’innovation porte sur les contenus: des textes nouveaux (d’auteurs contemporains), des traductions (par exemple, le Voyage en Terre sainte, Peregrinatio in Terram Sanctam, de Breydenbach), des inédits (autrement dit, des textes existant en manuscrit et non encore édités). Les contenus textuels seront en outre enrichis par des éléments paratextuels, dont les pages de titre, les pièces liminaires, les tables, à terme aussi les index, etc. Rappelons d'ailleurs que l'illustration peut aussi être considérée comme un élément paratextuel.
Or, le Narrenschiff correspond exactement à ce modèle: l’ouvrage a été rédigé et publié pour la première fois, en langue vernaculaire (en allemand), à Bâle en 1494, bien que son auteur, Sebastian Brant, appartienne au monde des clercs.
Né à Strasbourg, Brant est en effet un ancien étudiant de Bâle, où il passe le doctorat utriusque juris avant de devenir professeur. Rien de plus étonnant pour les contemporains que de voir ce clerc, professeur d’université, publier un texte en langue vernaculaire, et non pas dans la langue des clercs, le latin. Le Narrenschiff est un texte de morale proposant, à travers la théorie des fous, un tableau de la condition humaine avec l’objectif d’amender celle-ci et de permettre à chacun de s’approcher autant que possible du salut. Rien de plus étonnant, et même de plus scandaleux, que de voir le clerc se mettre en scène lui-même en tête de la compagnie des fous, en la personne du célèbre bibliomane, le fou qui est entouré de livres mais qui se contente de les épousseter parce qu’il ne comprend rien à ce qu’ils contiennent (cliché 1).
Le fou bibliomane
Le deuxième argument est celui de l’illustration. Le texte du Narrrenschff est en vers et se subdivise en chapitres successifs, relativement courts, et dont chacun est introduit par le même dispositif: une analyse, puis un bois gravé, suivi du titre du chapitre (en plus gros corps) et, enfin, du texte lui-même. L’illustration est donc abondante, et de très bonne qualité: on sait d’ailleurs que le jeune Dürer y a collaboré alors qu’il séjournait à Bâle, mais aussi le «Maître de Haintz Nar», autre artiste de premier plan (cliché 2). La première édition (allemande) compte 114 gravures, dont 5 reprises (donc 109 différentes), ce qui correspond évidemment à un investissement très important.
Les chapitres commencent le plus souvent au verso d’une page. Chaque page est encadrée de deux bandeaux de bois gravés (cliché 1). Le texte est donné en typographie gothique (le Fraktur), et compte 30 lignes à la page. Les chapitres ont donc toujours à peu près le même nombre de vers, et le texte est conçu et rédigé en fonction de la forme du volume imprimé.
La répétitivité du dispositif démontre un point décisif, traité lors du colloque du Mans sur L’auteur et l’imprimeur: Brant a rédigé le Narrenschiff en fonction du dispositif du livre imprimé (la « mise en livre », pour reprendre la formule d’Henri-Jean Martin), et de la présence des éléments d’illustration et de décoration spécifiques. Il s’est représenté son texte de la manière la plus matérielle, comme devant être un texte illustré et disposé sur deux pages en vis-à-vis (c’est le dispositif que nous avons décrit comme celui de la pagina).
Le "Maître de Haintz Narr" met en scène le vieux "fou Haintz" qui, malgré son âge, ne se résigne pas à descendre dans la tombe (il descend à reculons). À droite, un thème proche est traité dans un autre chapitre: la mort rattrape le fou qui cherche à s'éloigner, en lui disant "du blibst" (toi, tu restes avec moi). Nous sommes dans l'inspiration des danses macabres fréquentes au XVe siècle, et dont on connaît des exemples de fresques à Strasbourg (chez les Dominicains) comme à Bâle. La légende est reprise d'une des traductions en français, par Jean Drouyn.
En relations constantes avec le libraire (Johann Bergmann, de Olpe), lequel est peut-être l’imprimeur, il apparaît ainsi comme un auteur très attentif à utiliser toutes les possibilités qui lui sont offertes par le média nouveau de la typographie. Quant au Narrenschiff, il ne s’agit pas d’un texte en soi, mais bien d’un texte qui est conçu a priori en fonction d’une mise en livre bien déterminée, et dans une forme matérielle très précise. Visant à toucher le plus grand nombre de lecteurs possible, il est un objet exceptionnel et profondément novateur, en ce qu’il manifeste la prise en compte en toute connaissance de cause par les professionnels –l’auteur et le libraire Johann Bergmann de Olpe– du processus de médiatisation désormais induit par la typographie en caractères mobiles.

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