dimanche 11 mars 2012

Histoire du livre et histoire de l'aménagement des bibliothèques

En matière d'aménagement des bibliothèques, l’innovation majeure est, au XVIe siècle, espagnole: il s'agit de la nouvelle bibliothèque du palais et du monastère Saint-Laurent de l’Escorial, commandée par Philippe II à l’architecte Juan de Herrera, en 1563, et achevée en 1584. Herrera est aussi chargé de ce qui regarde le mobilier. Philippe II
n’espargna auscunes despences pour la remplir des meilleurs livres imprimez & manuscrits qui se pouvoient treuver de son temps; non plus que pour la somptuosité du bâtiment, puisque Joseph Siguença son bibliothécaire nous asseure que la despence en est parvenuë jusques à six millions or (Louis Jacob, p. 310-311).
La salle est impressionnante: 54 x 9m., et 10m. de haut, avec un plafond en berceau, peint à fresques (de même que le haut des murs et les lunettes des petits côtés) (cf. cliché 1). L’éclairage est assuré par les grandes fenêtres des côtés longitudinaux, et par des fenêtres plus petites sous la voûte. Le sol est en marbre blanc et noir.
Mais surtout, à l’Escorial, le principe adopté pour le rangement est celui de la généralisation de l’étagère, et de sa mise en œuvre pour un fonds de livre devenu beaucoup plus important qu'à l'époque des manuscrits. Les pupitres laissent donc place à cinquante-quatre étagères murales en bois précieux (acajou, palissandre, cèdre, etc.) disposées entre les fenêtres. Les meubles ont été fabriquées sous la direction d'un Italien, Giuseppe Freccia, à partir de 1575. Leurs travées sont séparées par des colonnes doriques cannelées soutenant un entablement en corniche, au-dessus duquel se trouve encore une sorte de second entablement. La base des colonnes s’appuie sur un socle élevé, recoupé aux trois quarts de sa hauteur par une étagère [plus large] avec un pupitre incliné (cf. cliché 2).
Clark (The Care of book) poursuit sa description:
Ces bibliothèques ont une hauteur totale d'un peu plus de 12 pieds [3,60m] (…). Les bureaux sont à 2 pieds 7 pouces [78 cm], soit une hauteur qui correspond à celle d'une table ordinaire et qui suggère qu'ils ont été destinés à des lecteurs assis, bien que les sièges aient disparu de la bibliothèque aujourd’hui. La présence de l’entablement des colonnes permet d’y appuyer [éventuellement] les livres. La plus haute des quatre tablettes est à une hauteur de 9 pieds [2,70m.], de sorte qu’une échelle est nécessaire pour atteindre les livres.
À partir des années 1550, les volumes sont donc alignés verticalement sur les rayonnages, ici le dos vers l’intérieur, ce qui accentue l’uniformité de l’ensemble. Les rayonnages de l'Escorial ont été grillagés sous le règne de Ferdinand VI (1746-1759). Le classement est systématique.
L’Escorial dispose de deux autres locaux affectés à la bibliothèque: la «salle haute» se situe au deuxième étage, et abritait les collections de doubles, mais aussi les livres interdits. Le «salon d’été» faisait 15 x 6m (il a été divisé ensuite en deux), et servait de magasin pour les manuscrits. La bibliothèque a d’abord été confiée à Benito Arias Montano et à Fray Juan de San Jerónimo.
Les origines du dispositif de l’Escorial restent discutées. Il paraît évident que le problème posé par la masse croissante de volumes à traiter a joué un rôle décisif, comme le souligne encore une fois André Masson à propos de Noyon, où la bibliothèque du chapitre était d’abord équipé de pupitres (BBF, 1957. Voir le cliché): l'enquête de M. Doucet portant sur 194 inventaires de bibliothèques, de 1493 à 1560, établit que 
c'est seulement à partir de 1520 que la «concurrence des imprimés» se fait sentir dans les bibliothèques privées et que le nombre des imprimés dépasse celui des manuscrits. Les livres imprimés coûtaient d'ailleurs fort cher au XVe siècle et leur entrée dans une bibliothèque était enregistrée comme un événement important…
Claude Jolly confirme le fait. Pour lui, les imprimés ne supplantent définitivement les manuscrits dans les collections de bibliothèques institutionnelles que dans les années 1530, de sorte que l’économie globale reste d’abord la même qu’à l’époque antérieure :
On devine que le développement de l’imprimerie qui portait en lui une croissance considérable de la production d’ouvrages, une diminution de la valeur marchande des exemplaires et, sur la longue durée, une réduction des formats, sans parler bien entendu d’un accroissement du nombre des lecteurs, ne pouvait que ruiner le vieux modèle médiéval [de la bibliothèque équipée de pupitres] (Hist. bib. franç., II, 361).
Pourtant, Christine Berkens propose de privilégier une forme de causalité abstraite. Dans la bibliothèque de Leyde, en 1593, les livres sont enchaînés, et les classes systématiques les plus importantes sont encore rangées au cœur de l’ensemble de rayonnages (la Bible et ses commentaires, mais aussi les classiques) (cf. cliché).
Mais avec le nouveau dispositif de 1653, et ses rayonnages muraux, le changement structurel est rapporté à la mutation intellectuelle qui marque les années 1600 (le «miracle» de Pierre Chaunu), notamment dans les domaines de la représentation du monde (Copernic et Galilée). C. Berkvens écrit :
La bibliothèque murale place la connaissance sur le pourtour des murs extérieurs (…). Le savoir ne se pénètre plus de l’extérieur vers l’intérieur, mais [il] s’ouvre maintenant vers les nouveaux horizons (Bibliothek als Archiv, p. 48).
Théorie très séduisante, et sans doute pour partie fondée. Pourtant, on ne peut pas ne pas souligner l’ampleur de la mutation quantitative rappelée par Christine Berkvens elle-même : la bibliothèque de Leyde possède 442 titres en 1595, mais six fois plus en 1640, et l’enrichissement va s’accélérant.
Enfin, il faut tenir compte du caractère spectaculaire (et programmatique, aussi par son iconographie) des bibliothèques modernes: la salle de la bibliothèque de l’Escorial est qualifiée de «grande salle» (salón principal), et elle fonctionne comme une salle de travail scientifique toutes sortes de domaines différents, avec des livres, mais aussi des instruments (sphères armillaires (en 1582-1593), globes, etc.), des monnaies et médailles, des cartes et estampes, etc. Le principe, une nouvelle fois, est celui du Musée, et la référence directe reste celle de la tradition universelle du Musée d’Alexandrie, sous-tendue par la gloire du roi catholique -c'est-à-dire, ne l'oublions pas, lui aussi universel.

Histoire de l'aménagement et du mobilier des bibliothèques

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