dimanche 8 janvier 2012

Histoire du livre: Gabriel Naudé

Les recherches sur le XVIIe siècle et l’histoire du livre ont été un temps négligées en France, peut-être par suite de l’hésitation à l'idée de s'inscrire après le classique de Henri-Jean Martin, Livre, pouvoir et société à Paris au XVIIe siècle. Depuis une vingtaine d’années, les choses ont pourtant commencé à bouger en profondeur, notamment avec la thèse exemplaire de Jean-Dominique Mellot sur la «librairie rouennaise», mais aussi avec les travaux nombreux engagés autour du thème des «non-livres» (Nicolas Petit) et des périodiques, qu’il s’agisse des Mazarinades ou encore de la Gazette, ou, plus tard du Journal des sçavans.
Les bibliothèques, les amateurs, collectionneurs et bibliothécaires retiennent eux aussi l’attention des chercheurs. Parmi les figures que l’on pourrait dire emblématiques de la modernité de la bibliothèque, Gabriel Naudé (1600-1653) occupe très certainement l’une des premières places: rien que de logique à ce que, en tant qu’auteur de l’Advis pour dresser une bibliothèque (1627), il ait fait l’objet de nombre de travaux plus ou moins approfondis. Notons au passage le fait que le terme même de «bibliothèque» vienne sous la plume de Naudé en place de l’ancienne «librairie» pour désigner une collection structurée de livres, qu’elle soit à usage privé ou qu'elle soit plus largement accessible.
Gabriel Naudé est très généralement présenté, dans les différentes histoires des bibliothèques, comme l’initiateur de la nouvelle «bibliothèque publique», mais la confusion des mots amène à nuancer l’analyse. Son rôle principal est d’un ordre tout autre, qui touche à la construction de la politique et, plus largement, de la pensée moderne. Revenons sur ces deux points.
1- Pour Naudé, qui tire les conséquences de l’expérience difficile à laquelle il est confronté quotidiennement au cours de la première moitié du XVIIe siècle, la politique nouvelle est désormais étroitement liée au média: c’est «le temps des libelles» (Christian Jouhaud) et de l’affermissement d’un espace public considérablement élargi, et que nous croirions volontiers inventé par la Réforme luthérienne. Nous n’insistons pas sur la justesse de cette observation, ni sur son caractère remarquable: c’est Naudé qui s’emploiera à persuader Mazarin lui-même de l’importance des imprimés «éphémères».
2- Le deuxième axe de réflexion porte plus généralement sur la modernité de la pensée –c’est le sens de la formule de «libertins érudits» popularisée par René Pintard. Dans ces premières décennies du XVIIe siècle, la rationalité est au cœur de la pensée, qui s’appuie sur un travail systématique de critique ou, pour reprendre le mot de Naudé, de «déniaiserie»: ne pas être niais, c’est ne pas croire à ce qui est de l’ordre de l’absurde, de la fable, ou, plus simplement, du déraisonnable. Il faut acquérir des connaissances assurées, lesquelles sont construites sur le travail de la raison et de la critique. Ce sont là les conditions de ce que l'on appellera plus tard la connaissance scientifique.
Par suite, le statut et surtout le rôle de la bibliothèque sont très profondément modifiés: la bibliothèque constitue un enjeu stratégique pour la pensée moderne, parce qu’elle est le conservatoire des expériences et des connaissances humaines sur lesquelles pourra prendre assise le travail de recherche et de réflexion critique lui-même à la base de la connaissance «déniaisée».
Naudé tire de ces idées un certain nombre de conséquences, en particulier sur le fait que la bibliothèque sera aussi riche que possible: tout livre, même le plus médiocre, trouve un jour son lecteur, ce lecteur auquel la critique permet toujours de trier le bon grain de l’ivraie et d’éviter les pièges de l'évidence ou de la facilité. Même les pamphlets les plus médiocres, un certain nombre de Mazarinades, etc., peuvent être lus avec profit, et éventuellement instrumentalisés en vue de l’action politique rationnelle –qui plus est, il s’agit de documents à partir desquels se construira la connaissance historique, et qui à ce titre aussi doivent être conservés.
Le caractère encyclopédique de la bibliothèque pose évidemment un problème de gestion: il faut éviter que des livres interdits ne se trouvent entre les mains de tout un chacun, et Naudé mentionne quelques précautions à prendre à cet égard.
Concluons ce rapide billet sur trois remarques (bien d'autres points seraient à envisager, par exemple sur l'innovation plus ou moins radicale que représente Naudé).
1- D’abord, la bibliothèque «ouverte» théorisée par Naudé s’adresse-t-elle effectivement, comme le sous-entendrait aujourd’hui le terme même de «bibliothèque publique», à tout un chacun? Dans le principe, oui, sans doute: Naudé n’avait aucune naissance ni aucune fortune, ce qui ne l’a pas empêché d’entrer dans le «secret» des princes et d’acquérir les outils intellectuels lui permettant de prendre rang parmi les personnalités célèbres de son temps. Or, ce qui lui a été possible l’est à chacun (même si sous certaines conditions), en application d’une sorte de droit de la nature: la raison est universelle, chacun dispose des outils pour la mettre en œuvre, et l’accès aux livres ne saurait, dans cette perspective, être limité.
2- Pourtant, la bibliothèque naudéenne n’est pas publique, parce que Naudé n’est pas un démocrate au sens actuel du terme. À ses yeux, le peuple est ignare, et il sera d’autant plus dangereux qu’on le manipulera plus habilement par le biais de la propagande. Comme toujours en histoire, il convient de se défier de l’anachronisme, et l’usage des mêmes termes français («public», «démocratie», etc.) entre le XVIIe siècle et aujourd’hui ne doit en rien amener à conclure à l’équivalence de leurs acceptions.
3- Enfin, Naudé marque bien une étape-clé dans l’histoire des bibliothèques: avec lui, la bibliothèque cessera d’être cet espace clos, réservé, abrité des remous du monde, où Montaigne se réfugiait encore pour converser gratuitement avec les grands esprits du passé. Elle s'impose désormais (en France au moins jusqu’au XIXe siècle) comme le laboratoire privilégié de la pensée et comme un enjeu important des choix et des engagements politiques.

Conférence sur Gabriel Naudé à la Bibliothèque Mazarine le 9 janvier 2012.
Voir aussi: Bibliothèque et médiathèque.

(Cliché: l'histoire au quotidien. Vue de l'Institut, ancien Collège des Quatre Nations et siège de la Bibliothèque Mazarine, 9 I 2011, cliché FB).

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