lundi 23 mai 2011

Les révolutions du livre, ou plaidoyer pour l'histoire

L’émergence des nouveaux médias produit une forme de fascination qui se donne à percevoir dans les formes du discours.
Les uns, ceux des intellectuels formés aux médias gutenbergiens, s’élèvent contre un système censé saper les fondements de toute culture, comme ils se sont élevés en leur temps contre la télévision, voire, quelques décennies auparavant, contre la bande dessinée –sans parler, dans les premières décennies du XVIe siècle, des attaques de certains humanistes contre l’imprimerie et sa capacité de mettre en circulation des éditions éventuellement médiocres.
Les autres, sensiblement plus nombreux, développent un véritable discours hagiographique que le plus souvent rien ne vient étayer au-delà des pétitions de principe. Régis Debray n’avait pas tort lorsqu’il dénonçait les dangers de cette fascination et la multiplication des «vaticinations des pensées de survol» qu'elle engendre -et qu'elle engendre d'autant plus facilement que ces pensées sont, logiquement, les plus faciles à médiatiser.
Nous ne voulons pas, par cet exorde trop brutal, nous ranger dans le camp de plus en plus minoritaire d’une hostilité a priori face aux nouveaux médias et à leur enchantement: le présent blog en témoigne. Il est bien certain qu’une «révolution» est aujourd’hui en marche, et, à des rythmes et sous des formes variables selon les environnements, les besoins, les représentations et les pratiques, nous sortons de plus en plus nettement de l’hégémonisme du système gutenbergien.
Pour autant, quelques précautions intellectuelles peuvent être prises. Bornons-nous à évoquer une image fréquemment rencontrée: le disque dur fonctionne aujourd'hui une extension du cerveau humain, comme le livre et la bibliothèque l’ont été en leur temps (et comme ils le restent toujours).
La chose est évidente, le cerveau n’ayant pas la capacité de stocker les masses de données conservées dans les bibliothèques ou dans les mémoires informatiques. Et nous ne sommes pas les premiers à être fascinés: la masse même des volumes a pareillement fasciné ceux qui nous ont précédés et qui leur ont élevé de véritables cathédrales destinées aussi à faire impression sur le visiteur (cliché: la Palatina de Parme en cathédrale de livres).
La tendance à l'externalisation ne date pas non plus des médias actuels, puisque Leroi-Gourhan nous a montré comment l’homme, depuis des centaines de milliers d’années, se caractérisait précisément par la fabrication de «prothèses» de toutes sortes. Dans le domaine qui nous intéresse, «l'écriture « externalise » la parole (la matérialise et la visualise), comme l'imprimé externalise l'écriture, le journal, le livre, l'écran, le journal, etc.» (Régis Debray).
On le voit, la simple description des phénomènes que nous vivons ne répond pas au propos de l’historien. La comparaison d’une époque à l’autre permet en revanche de repérer les forces sous-jacentes et d’observer que, si externalisation il y a, celle-ci répond d’une certaine manière à un déséquilibre préexistant. Depuis l'époque moderne, le moteur du changement n’est pas d’ordre intellectuel, mais, le plus souvent, d'ordre économique. Ainsi, la typographie en caractères mobiles s’impose-t-elle parce que les tensions sur le marché du manuscrit sont suffisantes pour faire espérer des gains importants de la mise au point d’une technique nouvelle de reproduction des textes.
Par ailleurs, l’historien du livre et des médias est sensible au fait que, si les évolutions du système sont impulsées par ce qui les précède, elles engagent ce qui les suit, et dans des directions que leurs initiateurs ne pouvaient pas nécessairement soupçonner. Avec le passage d’un «système» à l’autre (par ex., de la librairie d'Ancien Régime à la librairie industrielle de masse), c’est un ensemble de logiques relatives non seulement à la fabrication des livres, mais aussi à l’écriture, au statut de l’auteur et à celui des textes, à la protection des droits des uns et des autres, aux pratiques d’appropriation, voire aux catégories plus profondes du travail intellectuel, qui se trouve de proche en proche plus ou moins profondément reconfiguré.
Cette complexité explique pourquoi poser les questions en termes de causalité stricte n’est pas opératoire: le système des médias n’obéit pas à une rationalité d’ensemble; il tend certes à l’équilibre, mais il fonctionne comme un système en continuel déséquilibre sur un point ou sur un autre. C’est cette tension qui est à l’origine du changement, donc de l’histoire.
Un dernier mot, sur le risque de la formule toute faite: sous l’emprise de plus en plus hégémonique des nouveaux médias, nous sortirions en effet de la célèbre «Galaxie Gutenberg» pour assister à la «mort du livre». Or, non seulement le «livre» a pris des formes très variées au cours de l’histoire, des tablettes mésopotamiennes à la... tablette informatique, mais, depuis plusieurs siècles en Occident, l’instauration d’un nouveau média dominant n’a presque jamais conduit à la disparition du précédent –c’est ainsi que l’on n’a jamais publié autant de livres imprimés qu’à l’heure du triomphe de la télévision. La mort du livre nous laisse sceptiques, et encore plus la mort de l’histoire telle qu’elle a été annoncée… en son temps, qui n’est déjà plus le nôtre.
Oui, des mutations fondamentales sont aujourd’hui engagées, mais elles doivent être contextualisées et replacées dans leur environnement, qui est un environnement à long terme. Et ce travail d’historicisation, généralement peu spectaculaire, est précisément le travail… de l’historien.

6 commentaires:

  1. Merci pour cette approche qui ouvre d'intéressantes perspectives de réflexion avec lesquelles je me sens en harmonie.
    Il y a un point cependant, que j'entends assez souvent et qui toujours me heurte : cette histoire de médias qui ne se remplacent pas !
    Certes, la télévision n'a pas remplacé les livres (bien que le temps de lecture ait dû chuter?). Mais il s'agit là de médias radicalement différents. Il faut en l'occurrence je pense considérer notre question sous l'angle, non pas des médias, mais, des supports, et, un support chasse, remplace, les précédents.
    Le papier a remplacé le parchemin.
    Si nous considérons aujourd'hui l'évolution du papier, indépendamment de celle des écrans, il se pourrait bien qu'un papier de polymère (papiel ou e-paper) remplace le papier de cellulose végétale.
    Ce simple changement de support, apportant des possibilités nouvelles (aujourd'hui la réinscriptibilité et la connexion), modifiera les interfaces du dispositif de lecture et, conséquemment, les pratiques de lecture, etc.

    Dans cette période des "e-incunables", que nous avons la chance de vivre depuis 1971, la question que je me pose est de savoir si nous passons de la poste hypomobile au chemin de fer, ou bien, du chemin de fer à vapeur au chemin de fer électrique. Dans ce second cas, le système ferroviaire (de communication lui aussi, comme un média!) n'a pas disparu, bien au contraire, il a été dopé. Seules les locomotives à vapeur...

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  2. Bonjour,
    je réagis à cet article avec ma vision d'artisan du livre, qui, là, ne voit pas comment va pouvoir relier des tablettes numériques. C'est une blague.

    Le manque de livre de qualité physique, la perte d'une éducation aux belles matiéres et la sensibilité inexistante au travail manuel, long, peu rentable, sont des arguments concrets que l'artisan constate tous les jours.

    Je continue néanmoins d'animer un blog avec l'ecriture et la mentalisation,

    ( ce qui , en effet, montre que je peux exister aux yeux du plus grand nombre sans sortir de chez moi... Cela ne me donne pas de travail pour autant).

    Description simple de mes journées de travail, tel que j'imagine que plusieurs petits ateliers comme le mien fonctionne... de façon très idéalement plaisante, avec toutes les difficultés actuelles que l'on peut imaginer en face de la masse de savoir qu'un seul livre, unique, ne peut contenir... Et en face d'autres choix plus économico-pragmatiques plus contextuels : essence, loyer,...

    Liens tissés entre d'autres artisans papetiers, pareurs, marbreurs, doreurs, peaussiers, mégissiers...

    Le choix est donc difficile pour faire relier un livre, en cuir, qui coûte le prix d'une tablette numérique.
    Cela implique qu'il y ait lecture, analyse, discernement, choix véritable correspondant à des valeurs personnelles.
    Que du ringard, comme dirait ma fille, toute à ces recherches sur internet, et que j'éléve vers des valeurs de lenteur et de conscience.

    Outre cela, la disparition d'un certain nombre de métiers à caractére de travail et main d'oeuvre humaine avait, d'ailleurs, été prévue par une madame Martinon, le transfert des ateliers unipersonnels de la boutique- trop chère- à la reliure en maison atelier ou reliure en chambre.

    D'un côté la centralisation du travail, de plus en plus industriel de la fabrication du livre, avec des côuts économiques de plus en plus présents soumis à la loi de la réduction et de la rentabilité, mais une qualité de l'obget , aussi, réduite à sa plus simple expression;

    de l'autre des ateliers extraterrestres qui survivent et qui ne savent plus très bien si ils sont artistes ou artisans,ou bien encore tenancier de salon de thé-créperie-café philo-relieur;
    Pour l'administration fiscale, c'est plus simple : l'artisan fait des series, à partir de 3 livres. L'artiste crée des oeuvres uniques. De là, vient peut être cette difficulté à savoir qui l'on est, lorsque l'on ne veut pas perdre un savoir transmis, depuis l'invention du cousoir au 12ème siècle.

    C'est non sans une certaine fierté que je reçois ce compliment de certains: passeur de savoir.
    Je pense reserver bientôt une place dans le musée de ma ville.

    Du reste, je pourrais aussi essayer de faire concurrence au 3 ou 4 grosses machines de guerre, que sont les ateliers du centre, de bordeaux, de l'ouest, et de l'est.
    Je ne suis pas sûre que travailler, ou faire travailler des hommes, debout toute la sainte journée, à répéter la même tâche, soit un progrés pour l'humanité ou pour la reliure.
    Demonstration est faîte que la principale valeur qui nous conduit est le besoin d'adaptation pour survivre à cette économie de marché.
    J'aime également à penser que dans quelques longs temps, le blog animé sera regardé comme une bulle expérimentale de ce qui existait au XXIème siécle, contre vents et marées, en face des rouleaux compresseurs de l'économie.

    Voilà pour ma modeste contribution concréte d'atelier en phase de disparition certaine.
    mais je vais attendre encore un peu avant de mettre la clé sous la porte... Il y a encore 2 ou 3 clients qui sonnent.

    Bonne journée.
    Bien à vous.
    Sandrine.

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  3. Oui, cher Monsieur Soccavo, vous avez raison (à mon avis), et je crois en effet qu'il n'y a pas lieu de comparer ce qui n'est pas du même ordre. Il y longtemps, au moins depuis le XIXe (voire le XVIIIe) siècle que le livre au sens étroit du terme n'est plus le média principal des sociétés occidentales (à cause de la montée des périodiques, etc.), si tant est qu'il l'ait jamais été pour des sociétés majoritairement analphabètes. Cordialement à vous. FB

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  4. Merci, chère "Sandrine", de votre commentaire. La formule des "tablettes" est inspirée du train Littératour (sic), qui passera à Bordeaux un de ces jours. Elle n'est pas vraiment de mon fait, et je ne crois pas qu'il faille la prendre au pied de la lettre.
    Bon courage pour votre activité professionnelle, il me semble que la vogue des journaux intimes, etc., peut aussi créer une demande, comme elle a créé celle des papetiers un peu sophistiqués (qui vendent des plumes, du papier de luxe, etc.). Bien cordialement à vous. FB

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  5. merci, merci, Frédéric ! ton article tombe à pic !
    Raphaële

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  6. Merci, ma chère Raphaële. Du "pic", je ne sais rien, mais l'intérêt d'un blog est aussi de permettre de dire ce que l'on pense sans tomber dans la problématique de l'édition dans telle ou telle revue, reçue par telle ou telle agence. Bref, une forme de liberté.

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