jeudi 26 mai 2011

La double démarche de l'histoire du livre

Deux démarches différentes sont généralement associées dans le travail de l'historien. C'est, d'abord, la recherche pour elle-même, notamment à partir des sources, dans la perspective que Lucien Febvre décrivait comme celle de l'«érudition» et qui par certains côtés évoque la passion du collectionneur: creuser un certain sujet, avec pour objectif de le cerner et d'accumuler autour de lui le plus de connaissances qu'il possible.
Il est toujours agréable, nous le savons, d'ajouter un élément au tableau d'ensemble, de détailler encore, d'éclaircir tel ou tel point, et ces travaux que l'on dit «d'érudition» se sont accumulés des siècles durant pour constituer une masse gigantesque d'informations, une bibliothèque mondiale très précieuse et fiable sur les sujets les plus divers. Ils trouvent leur prix en eux-mêmes et par la mise à disposition des connaissance ainsi rassemblées pour la collectivité.
Dans la note publiée en tête de l'article d'Henri-Jean Martin dans les Annales de 1952 (article à partir duquel on peut réellement dater la naissance en France de la «nouvelle histoire du livre»), Lucien Febvre écrit pourtant: «Le travail d’érudition continue à se faire – mais le travail d’histoire à s’étayer sur lui et à partir de lui: non pas». Il y aurait donc une seconde manière de travailler, celle qui consiste à faire de l'«histoire» au sens de Febvre?
Pour éclairer cette affirmation, il convient de se replacer dans le contexte de la grande époque des Annales: l'objectif était de promouvoir une forme d'«histoire problème» dont le classique de Febvre et Martin, L'Apparition du livre, illustre la mise en œuvre dans le domaine de l'histoire du livre.
La difficile genèse de ce texte est aujourd'hui bien connue. Nous savons que, dans la perspective initiale élaborée par Henri Berr à la veille de la Première Guerre mondiale, l'invention de l'imprimerie était censée marquer la fin du Moyen Âge et l'ouverture à la modernité -le titre même d'Apparition du livre est révélateur de cette conception de la causalité que l'on pourra juger quelque peu naïve (il a été cependant conservé par Febvre, puis par Martin, par fidélité à la mémoire de leurs maîtres respectifs). C'est cette conception de la causalité qui pousse Renaudet, sollicité pour écrire le volume, à s'y refuser en définitive. Dans une lettre à son camarade Febvre, il écrit en effet:
«Pour revenir une dernière fois sur les conceptions historiques d’Henri Berr, tu ne nieras pas que le titre L’Apparition du livre ne se lise sur les couvertures de la collection, et que, d’autre part, ladite Apparition n’arrive, en fin de série Moyen Âge, en bouquet de feu d’artifice. Ce qui, sauf corrections, m’a toujours semblé et continue de me sembler un peu puéril». On le voit, la critique ne porte pas sur le fait qu'il y a bien évidemment eu des «livres» avant le «livre», entendons le «livre imprimé», mais elle est plus subtile, et d'autant plus forte.
Febvre ne dit pas autre chose lorsque, dans les pages de tête du volume publié finalement en 1958 (rappelons qu'il est décédé deux ans auparavant), il écrit:
«Si [ce livre] n’avait pas reçu déjà du directeur de la Collection un titre excellent dans sa sobriété: L’APPARITION DU LIVRE, on pourrait l’appeler, avec un rien de préciosité, LE LIVRE AU SERVICE DE L’HISTOIRE».
Que Febvre fût parfois précieux, nous le savions (il n'est que de le lire), et là n'est pas la question. Mais pour lui, il ne s'agit pas de faire de l'«histoire du livre» en soi et pour soi, mais bien de mettre une histoire scientifique du livre au service d'une connaissance plus affinée de l'histoire générale -et, en l'occurrence, de l'invention d'une certaine modernité, incluant les développements de l'humanisme, les mutations du travail intellectuel et de la pensée, et l'émergence des mouvements de réforme religieuse. Il s'agit en définitive de mieux comprendre quelque chose de la vie de l'homme en société, voire de la nature humaine en général et du fonctionnement de la raison.
Ces choix sont-ils toujours d'actualité? Nous le pensons, car, si la perspective problématique et si la méthodologie changent bien évidemment (elles ont aussi leur histoire), l'objectif ultime, à savoir la quête d'intelligibilité, est de toutes les époques. Ils soulèvent d'autres problèmes, notamment à propos des logiques de changement (comment l'innovation fonctionne-t-elle?) ou encore, plus généralement, à propos de la causalité. Nous avons ici et là déjà évoqué certaines de ces questions dans ce blog, et nous y reviendrons encore. Mais, en définitive, à travers les expériences du passé, l'historien (qui est un praticien d'une science expérimentale) fait-il autre chose que se chercher lui-même, chercher à se comprendre et à comprendre le monde dans lequel il vit?

Sur la genèse de l'histoire du livre comme discipline, voir les Actes du colloque de Budapest: 1958-2008 : cinquante ans d'histoire du livre. De L'Apparition du livre (1958) à 2008 : bilan et projets, éd. par / hg. von Frédéric Barbier, István Monok, Budapest, Orzságos Széchényi Könyvtár, 2009, 270 p. («L'Europe en réseaux /Vernetztes Europa», 5).

NB: la "Révolution Gutenberg", en podcast sur Europe 1 (tout ce que l'on entend n'est pas à prendre au pied de la lettre!).

1 commentaire:

  1. Bonjour, Merci M. Barbier de votre aimable réponse sur le sujet précédent;
    Je n'avais pas cette information sur le Train Littératour... Il faut dire que j'ecoute France Inter. Mais, je vais, peut être, changer d'ondes.
    J'avais bien compris... (je pratique l'humour à froid.)
    Parce que finalement, à force d'évoluer dans une société où la vitesse est aussi une valeur phare, on a besoin de trains lents qui se posent, qui expliquent aux plus grands nombres d'individus, d'où vient leur culture dans le sens large et humaniste du terme, pour les intéresser à l'écriture et au devoir de mémoire, de racines, de respect aussi; tellement nous sommes perdus dans cette technologie du virtuel, de l'éphémére, qui fabrique des fous parmi le communs des mortels.
    Il me semble que le premier geste fut un calculi pour compter les bêtes d'un troupeau.

    Le deuxième fût l'invention de l'ordinateur,sur une idée de Boole, (Turing, Neumann, Wilkes, Forrester,Shockley, Kilby...)

    Gutemberg, Fust, entre les deux.

    Quel résumé... le reste n'est qu'évolution liée à des reflexes d'adaptations marchandes et économiques. Il y a d'ailleurs toujours un banquier ou un financier qui traine avec ces inventeurs et artistes illuminés.

    La question que je me pose, est : Sommes nous dans la civilisation de la lettre ou dans celle du nombre? A quel moment, avons nous basculé dans cette folie?
    Je pense quand même que la lettre s'est faite phagocytée par le nombre. Il y a donc bien tout un travail d'éducation à refaire par la base.
    La deuxième moitié du 20ème siécle a été terrible pour cela : avoir destructuré l'apprentissage à l'école....(Les fameuses réformes tous les ans, que j'ai subies).
    J'aurai pu dire qualité et quantité, à la place de lettre et nombre, plus justement.
    Avis tout à fait personnel.
    Bien à vous,
    Bonne journée.
    Sandrine.

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