mercredi 23 février 2011

Histoire du livre et théorie de la communication (2)


La formule de «chaîne du livre»  a en effet été proposée de longue date, pour essayer de rendre compte de la complexité que nous avons dite. Elle présente pourtant l’inconvénient de réintroduire, même sous forme d’une métaphore, l’idée d’une structure linéaire allant de la création (de l’écriture) à la consommation (à la lecture).
Plutôt que cette image, nous suggérons d’utiliser le concept de «système-livre», qui présente à nos yeux l’immense avantage de refléter la complexité toujours sous-jacente dans les phénomènes liés aux médias –autrement dit, aux moyens sociaux de communication. Rappelons la théorie structuraliste: nous désignons comme «système» l’ensemble clos des acteurs et des fonctions intervenant dans le processus de communication organisé autour de l’objet livre (ce terme entendu dans le sens le plus large).
Les acteurs sont globalement connus: les auteurs et tous ceux qui interviennent au niveau du texte (éditeurs, traducteurs, adaptateurs, etc.). Secrétaires et copistes sont aussi à prendre en considération ici. En arrière-plan, ce sont  les investisseurs et les libraires, qui commandent le travail à façon dans les ateliers typograhiques, et qui déterminent non seulement la politique éditoriale de la maison, mais aussi les caractéristiques formelles de la «mise en livre».
On sait que, jusqu’à l’invention des banques modernes au XIXe siècle, la problématique du financement recoupe largement celle de la diffusion: les premiers «éditeurs» sont, souvent, des négociants-banquiers, à l’image d’un Barthélemy Buyer, qui finance la première presse lyonnaise, qui choisit les titres à imprimer et qui en assure la diffusion. En effet, les réseaux contrôlés par le négociant-banquier sont aussi les plus appropriés pour la diffusion de ces nouveaux objets manufacturés que sont les livres imprimés.
L’atelier typographique et les éléments relevant de la fabrication matérielle sont évidemment à prendre en compte: les conditions de fabrication dépendent de l’environnement général, puisqu’il faut non seulement se procurer des matières premières (parchemin, papier, caractères typographiques, etc.) dans de bonnes conditions, mais aussi disposer d’un personnel fiable et dont la présence est à peu près régulièrement assurée. Le cas échéant interviennent encore les autres professionnels actifs au niveau de la fabrication (les graveurs…) ou de la finition (les relieurs).
Poursuivons notre balayage: voici tous les acteurs de la distribution, qu’il s’agisse du libraire de fonds et de l’éditeur, du libraire de détail, mais aussi du grossiste, du commissionnaire, du colporteur, du diffuseur non spécialisé (par ex. les grands magasins), des cabinets de lecture, des clubs de livres, etc., cette typologie variant en fonction des conditions propres qui sont celles du marché du livre à chaque moment et dans chaque géographie. Nous pourrions faire intervenir à ce niveau les bibliothécaires, puisque la bibliothèque constitue à partir du bas Moyen-Âge une institution assurant la lecture en «temps partagé» alors que la poussée de la demande ne peut pas être pleinement satisfaite par les structures de production et de diffusion pré-industrielles.
Le tableau se referme sur deux groupes d’acteurs importants: d’abord, les administrateurs, dont certains regroupent le petit monde des auteurs –par exemple les censeurs en France sous l’Ancien Régime et encore en partie au XIXe siècle. Ensuite et surtout, la société des lecteurs et l’éventail de leurs pratiques, deux catégories dont la typologie est particulièrement multiple et complexe. On sait que le texte n’est pas seul donné par le livre, mais que celui-ci contient bien autre chose qui relève de la «mise en livre» et qui trace comme l’horizon possible de l'appropriation de son contenu.
Dans tous les cas, le premier caractère à retenir est celui de l’intégration du système (le feed back), d’abord en lui-même (les différents acteurs et les différentes fonctions jouent de manière cohérente les uns par rapport aux autres), mais aussi par rapport à la société globale qui l’englobe. Le second caractère concerne les processus de réaction qui interviennent aux différents niveaux. Reprenons une dernière fois l’exemple du texte: ce qui sera donné à lire n’est pas le fait du seul auteur (mais de l’éditeur, des ouvriers typographes, etc.), tandis que la représentation que chacun se fait des opérations qu’il souhaite conduire oriente le contenu de ces opérations mêmes. Le texte sera rédigé et l’ouvrage publié, non seulement en fonction d’un projet intellectuel et de conditions matérielles plus ou moins contraignantes, mais aussi en fonction de ce que les uns et les autres supposent des attentes potentielles du public.
Dans tous les cas, l’intérêt de la catégorie de système réside précisément dans le double impératif, de garantir une cohérence interne, et de prendre en compte les actions et réactions constantes et très nombreuses entre les agents à l’œuvre dans ce cadre. Une première étape de la recherche pourrait consister à tracer les grands axes d’une typologie différenciée du «système-livre» en fonction de la conjoncture (de l’économie du manuscrit aux «révolutions» successives du livre), et en fonction des différentes spécificités d’ordre géographique ou culturel qui peuvent être celles de la librairie.

Cliché. Une scène, pour nous exotique, mais qui est caractéristique d'un certain "système-livre" à Paris dans les années 1880: la lecture d'une nouveauté, par son auteur, devant l'assemblée attentive d'un salon mondain. Nous sommes pratiquement dans un théâtre privé, ce que rappelle le titre de la gravure (ill. tirée du périodique La Vie parisienne, Paris, Librairie Charpentier).

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