mercredi 12 janvier 2011

Histoire du livre: le premier bibliothécaire royal / the first Royal Librarian

Lovée sur la rive droite d'un méandre de la Seine, la ville de Chatou est aujourd'hui une commune résidentielle de l'agglomération parisienne, entre Paris et Saint-Germain-en-Laye. Mais les amateurs d'histoire parisienne savent le rôle important de cette région: jusqu'en 1374, la petite communauté fait partie des très vastes possessions de l'abbaye de Saint-Denis. Plus tard, attirés par des forêts propices à la chasse, les rois de France s'établissent à Saint-Germain, puis à Versailles ou encore à Marly, tandis que Napoléon fera de la Malmaison, près de Rueil, sa résidence favorite. Les plus grands personnages de la cour possèdent aussi des châteaux ou des résidences somptueuses le long du fleuve -Soufflot construit celui du contrôleur général Henri Léonard de Bertin (†1792) à Chatou, où le comte d'Artois possède aussi le pavillon de la Faisanderie. Les bourgeois plus ou moins enrichis (dont parfois des libraires et des imprimeurs parisiens) se contentent à partir du XVIIIe et surtout au XIXe siècle de "campagnes" plus modestes.
La construction de la première ligne de voyageurs de France, le Paris- Saint-Germain de 1837, bouleverse les équilibres de la région et en accélère l'urbanisation (cliché 1). Mais la succession de sites pittoresques le long du fleuve et la facilité d'accès par le rail expliquent aussi  l'attrait que prend alors l'ouest parisien pour les peintres: Corot travaille à Ville d'Avray, tandis que les impressionnistes sont notamment à Bougival et à Chatou. L'auberge du Père Fournaise, dans l'île de Chatou, est un rendez-vous d'artistes et d'écrivains, parmi lesquels Maupassant, et c'est sur la terrasse de l'auberge -où l'on peut toujours déjeuner aujourd'hui... à la belle saison- que Renoir peint son célèbre Déjeuner des canotiers (ci-dessous cliché 2).
De manière amusante, l'histoire de Chatou touche aussi, incidemment, à l'histoire du livre, par le biais d'un personnage remarquable. Gilles Malet est en effet un roturier, peut-être italien d'origine, mais son service auprès roi Charles V (†1380), d'abord comme valet de chambre, fera sa fortune. Christine de Pisan, elle-même liée à l'Italie, explique à son propos :
"Le roy Charles avoit un sien varlet de chambre lequel, pour cause que lui en savoit plusieurs vertus, moult amoit; celluy, par espécial sur tous autres, souverainement bien lisoit et bien ponctoit [faisait bien ressortir les points du discours] et entendens home estoit (...); car encore est vif, chevalier, maistre d’ostel, sage et honorez, comme il fust par ledit roy moult enrichis"
Malet est d'abord lecteur du roi, et celui-ci l'apprécie suffisamment pour lui confier, probablement en 1369, la responsabilité de sa célèbre bibliothèque ("librairie"), l'une des plus riches sinon la plus riche de son temps. Malet est chargé de superviser la conservation et l’administration de la collection, mais aussi son enrichissement, en passant des commandes pour de nouveaux manuscrits.
La faveur royale lui permet de se constituer rapidement une fortune foncière impressionnante autour de la capitale: le voici successivement châtelain de Corbeil (1369), seigneur de Chatou (1374), de Soisy-s/Seine (1376), de Pont-Ste-Maxence (1378) et de Beaumont-s/Oise (1380), mais il a aussi des biens à Villepesque (près de Lieusaint), à Balagny (près de Senlis), à Fontenay-lès-Louvre et au Plessis-Gassot (près d’Écouen)... Probablement anobli en 1367, il est écuyer en 1376, chevalier en 1390, et prendra occasionnellement le titre de vicomte de Corbeil. Son second mariage, avec Nicole de Chambly, le fait entrer dans une des familles les plus notables de l'entourage capétien. Exécuteur testamentaire de Charles V, il reste au service de Charles VI, avant de décéder en 1410 ou 1411: il est inhumé à l'abbaye de Bonport, près de Pont-de-l'Arche, sur les marches de Normandie.
Gilles Malet illustre ainsi à la fois l'ascension sociale désormais rendue possible à des roturiers distingués par le roi pour leurs "talents", mais aussi, bien entendu, les débuts de la future Bibliothèque royale, aujourd'hui Bibliothèque nationale de France. Il est l'une des figures emblématiques d'un système politique alors en phase de consolidation et de profonde modernisation, et dans lequel la dimension de la culture et des arts, donc aussi la bibliothèque, prend une place de plus en plus importante.

Bibliogr.: Raymond Cazelle, Société politique, noblesse et couronne chez Jean le Bon et Charles V, Genève, 1982, notamment p. 74 et suiv. Léopold Delisle, Recherches sur la librairie de Charles V, Paris, 1907, 3 vol. La Librairie de Charles V [catalogue d'exposition de la Bibliothèque nationale], Paris, 1968. Et, pour la topographie locale: Chatou/ Croissy-sur-Seine. Villégiatures en bord de Seine. Yvelines, réd. Laurent Robert, Paris, Inventaire général des monuments et richesses artistiques de la France, 1993 (n° 128). 

Clichés: 1) la gare de Chatou au temps de la vapeur (coll. part.); 2) la Maison Fournaise aujourd'hui: le balcon est celui où Renoir a travaillé (cliché F. Barbier, sept. 2010); 3) le "retable de Soisy," dalle gravée polychrome à l'effigie de Gilles Malet (voir exposition, 1968, n° 108).

1 commentaire:

  1. La charge de "bibliothécaire du roi" ne fut créée qu'en 1684, par Louvois, pour son fils, remplaçant les charges anciennes de "maître de la librairie" (créée par François Ier pour Guillaume Budé)et de "garde de la librairie" (créée par Charles V pour Gilles Mallet).

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